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Dans toutes ces négociations de Londres et de Berlin, il est une clause du traité de San-Stefano à laquelle l’empereur Alexandre s’était personnellement attaché avec la ténacité qu’il apportait parfois en pareille matière. Cette clause qui lui tenait spécialement à cœur n’était pas de celles qui préoccupaient le plus sa diplomatie ou l’opinion publique. Les politiques les plus prévoyans, les hommes les plus désireux d’asseoir l’influence russe en Orient eussent préféré voir la Russie faire une concession sur ce point pour en obtenir d’autres ailleurs. Il s’agissait de la bande de terre enlevée à la Russie, sur les bouches du Danube, par le congrès de Paris, et réunie à la Moldavie. En reprenant à ses alliés de la veille ce lambeau de la Bessarabie, la Russie risquait de s’aliéner pour longtemps les Roumains, dont le secours devant Plevna lui avait été singulièrement précieux. Cette considération avait peu de poids pour Alexandre II; s’il s’obstinait ainsi à recouvrer la Bessarabie danubienne, ce n’était pas par calcul politique, mais par une sorte de point d’honneur et d’intérêt sentimental. Il tenait par-dessus tout à effacer les clauses du traité qu’il avait été obligé de subir vingt ans plus tôt, il croyait devoir à ses ancêtres de rendre à la Russie Ismaïlia, le témoin des exploits de Souvarof, dont le souvenir est consacré par le nom d’un des régimens de la garde.

La façon dont furent menées les négociations du congrès ne fit qu’accroître le désappointement du pays. Les bases du traité de Berlin étaient déjà secrètement arrêtées entre le comte Schouvalof, lord Beaconsfield et M. de Bismarck, alors qu’en Russie le public se persuadait encore qu’en acceptant le congrès le gouvernement n’avait fait à l’Europe qu’une concession de forme. Qu’on juge de la déception lorsqu’on apprit par les feuilles étrangères qu’avant l’ouverture même du congrès, le plénipotentiaire de la Russie avait sacrifié la grande Bulgarie du général Ignatief! Les membres les plus ardens du parti national se refusaient à croire à une pareille nouvelle. Pour en prévenir la réalisation, ils cherchaient audacieusement à peser sur le gouvernement par leurs comités et par la presse. On affectait de proclamer que la Russie n’oserait se déshonorer en manquant de parole au peuple bulgare. L’irritation croissait à mesure qu’avançaient les séances du congrès, quand on apprenait successivement que la Bosnie et l’Herzégovine devaient être livrées à l’Autriche, que la Bulgarie allait non-seulement être réduite, mais coupée en deux et, pour la moitié méridionale, perdre sa demi-indépendance avec son nom slave, et selon l’expression du comte Schouvalof, être démarquée.

Du traité de San-Stefano, ainsi abandonné par le gouvernement qui l’avait imposé à la Porte, il ne resta pour les Russes qu’un