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réformes, élaborées par des commissions différentes, sous des influences rivales ou hostiles, ont été entreprises isolément, d’une manière fragmentaire, sans esprit de suite, sans programme défini. Il s’agissait de créer une Russie nouvelle, on reprenait en sous-œuvre les fondations du vieil édifice, et tout cela se faisait sans plan général, sans devis préalable, sans que, pour présider aux travaux, il y eût un architecte ou un maître capable de les coordonner. De cette façon, en faisant çà et là des innovations coûteuses et en négligeant dans le voisinage des réparations indispensables, en accolant partout les constructions neuves aux vieux murs, l’empereur Alexandre II n’avait abouti, après beaucoup de travaux, qu’à faire de la Russie des réformes une demeure inachevée et incommode, où amis et ennemis des nouveautés se trouvaient presque également mal à l’aise.

Et ce défaut de plan n’était pas le seul. Le manque d’un esprit supérieur tel qu’un Pierre le Grand ou un Frédéric II, le manque d’un souverain ou d’un ministre capable de tout conduire et de tout régler avait un autre inconvénient non moins grave. Faute de savoir où l’on allait, faute de savoir précisément ce qu’on voulait, le gouvernement, livré à des influences diverses, s’effrayait lui-même de ses propres œuvres, cherchait à reprendre en détail silencieusement ce qu’il avait accordé en bloc solennellement, se mettait sans cesse en contradiction avec sa propre législation, élaguant et rognant à plusieurs reprises ses réformes au risque d’en arrêter la sève et d’en retrancher les fruits.

Naturellement bon, confiant dans son peuple et dans la gratitude des hommes, l’empereur Alexandre avait, dans les premières années; touché à presque tous les rouages de la machine politique, sachant au besoin, comme dans la dotation territoriale des paysans, triompher des influences hostiles; puis il s’était peu à peu lassé de cet effort continu, de cette lutte contre une partie de son entourage et de difficultés sans cesse renaissantes. La plupart des princes, on doit le dire, auraient fait de même à sa place. Une pareille œuvre ne pouvait s’accomplir sans résistances, sans tiraillemens, sans reviremens de toute sorte ; pour ne pas se laisser aller aux tergiversations et aux perplexités, pour ne pas osciller d’un bord à l’autre et demeurer inébranlable au milieu des contradictions des hommes et des doléances des partis, dans ce conflit des principes nouveaux avec les vieilles habitudes et les intérêts du passé, il eût fallu un homme de fer comme Pierre le Grand. Tel n’était pas Alexandre II. Il s’était étonné de ne pas recueillir plus d’avantages des meilleures réformes, attristé de voir les changemens s’appeler les uns les autres, troublé des désordres auxquels il ne s’attendait