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déplaisait point que ses ministres se combattissent et se tinssent en échec les uns les autres. A ses yeux, c’était là, semble-t-il, le gage d’une sorte d’équilibre qui lui assurait mieux l’intégrité de son pouvoir. Le lecteur en a pu voir de nombreux et singuliers exemples, à propos des affaires russes comme des affaires polonaises, dans notre récente biographie de N. Milutine[1].

Alexandre II a subi beaucoup d’influences de diverses sortes, publiques et privées, masculines et féminines, mais soit calcul, soit penchant naturel, il semble s’être attaché à ne pas tomber sous une influence unique, à ne point subir le joug d’un ascendant dominateur. Si quelques personnes de son entourage ont gardé sur lui, jusqu’au bout, un pouvoir incontestable, c’étaient des personnages peu capables du rôle d’homme d’état et de premier ministre.

De cette défiance contre tout ascendant étranger, de cette répugnance à remettre la direction des affaires en des mains fermes et indépendantes, de ce souci d’opposer les uns aux autres comme des contrepoids les hommes et les ambitions, vient, en grande partie, le défaut d’unité, l’incohérence, les contradictions que nous avons été trop souvent obligés de signaler dans les lois et dans la pratique de son gouvernement et jusque dans les meilleures réformes. De là aussi une des raisons du peu de résultats apparens de tant de mesures, excellentes en elles-mêmes, mais mal combinées, mal conduites, et parfois discréditées presque à dessein par les mains chargées de les appliquer. De là enfin naturellement une bonne part des déceptions du pays, le découragement des esprits sages et modérés, les progrès constans, durant les dernières années, du pessimisme ou du scepticisme chez les hommes mûrs, du nihilisme révolutionnaire chez les jeunes gens.

Par quelques-uns de ses défauts et de ses qualités, par certains traits surtout de l’époque difficile où il a été appelé à régner, Alexandre II pourrait être rapproché de Louis XVI. Comme le roi martyr, celui que dans le peuple russe on appelle déjà le tsar martyr, avait pour le bien public un dévoûment que, faute d’énergie ou de clairvoyance, il ne savait pas toujours rendre efficace. S’il avait quelque chose de Louis XVI, c’était un Louis XVI mieux préparé au métier de souverain et moins mal conseillé, plus pénétré de la nécessité d’agir, plus résolu, au moins dans sa jeunesse, à aboutir. Si l’on a pu dire qu’il avait, lui aussi, renvoyé Turgot, il ne l’a renvoyé qu’après avoir signé l’acte d’émancipation[2]. Il a eu, du reste, le bonheur de venir moins tard en un siècle moins vieux, d’avoir

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre, du 1er et du 15 novembre 1880 et du 15 février.
  2. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre 1880.