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principaux événemens d’un règne dont les réformes de tout ordre ont été si nombreuses qu’un jour, dans leurs examens d’histoire, les successeurs des jeunes nihilistes d’aujourd’hui, sur les bancs des écoles, auront peine à indiquer toutes les grandes mesures du prince si cruellement assassiné par des étudians.

Par quelle funeste perversion des sentimens humains ce réformateur, dont l’œuvre marquera dans l’histoire de Russie autant que celle de Pierre le Grand ou de la grande Catherine, comment ce prince qui, s’il n’eut pas leur génie, n’eut pas les vices de Catherine ou de Pierre, ce prince, avant tout renommé pour son aménité et sa bonté, est-il devenu l’objet d’attentats presque aussi nombreux et aussi variés que ses réformes? Et ce qui est plus triste encore, ce qui est moins connu, comment se fait-il que, parmi ceux de ses sujets qui avaient le plus d’horreur pour les balles et pour les bombes, beaucoup, tout en maudissant le crime de quelques jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, se réjouissent intérieurement et presque malgré eux de voir s’ouvrir pour la Russie une nouvelle ère avec un nouveau règne?

Cette apparente anomalie n’est malheureusement point un mystère insondable. Il y en a dix explications pour une. La raison de cet attristant phénomène est à la fois dans le temps où nous vivons et dans les exigences croissantes des peuples vis-à-vis de leurs gouvernemens; elle est dans l’état social, dans l’état moral ou l’état mental du peuple russe, tourmenté de besoins nouveaux et d’aspirations presque aussi malaisées à satisfaire qu’à comprimer. Le mot de cette navrante énigme est dans le contraste des instincts et des passions de notre époque, partout si troublée, avec la nature du pouvoir autocratique établi par les siècles, pouvoir dont l’ombre épaisse offusque déjà les couches supérieures de la nation sans que les racines en aient été ébranlées au fond du peuple.

Veut-on chercher d’autres raisons, d’autres explications encore? On en trouvera dans la durée même du règne d’Alexandre II; vingt-six ans, grande mortalis œvi spatium ! c’est beaucoup de notre temps, pour un gouvernement absolu surtout, obligé de remplir la scène à lui seul, d’occuper les imaginations, de donner un aliment aux intérêts et aux passions, car dans la Russie contemporaine, de même que partout ailleurs en Europe, l’absolutisme, si paternel qu’il soit, ne peut plus se maintenir qu’à la condition d’agir, de créer, d’innover, de se prodiguer sans cesse. Les hommes vieillissent et inclinent au repos, les hommes se fatiguent, alors que les peuples, incessamment renouvelés par les générations, restent souvent jeunes, entreprenans et avides de mouvement. Alexandre II avait beaucoup fait durant son règne, particulièrement durant les premières années ; on répétait même parfois dans son entourage