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doivent sans cesse fixer leurs regards sur un idéal à atteindre, qui peut se formuler ainsi : quelles sont les lois, ou l’organisation sociale, qu’il faut adopter, pour que les hommes arrivent, par le travail, à satisfaire le plus complètement leurs besoins rationnels? Sans doute, comme M. Leslie l’a parfaitement démontré, il faut tenir compte de l’histoire, des traditions, des instincts, des diversités de race et de civilisation. La même loi aura ici d’excellens et là de détestables effets. L’abstention de l’état stimulera aux États-Unis l’initiative individuelle et au Mexique produira l’inertie. Il en est de même en politique. Le même régime ne convient pas à tous les peuples. L’idéal est, d’une part, la liberté sans nulle entrave, et, d’autre part, l’intervention de chacun dans la gestion des affaires publiques. Mais, chez certaine nation, la liberté absolue peut conduire à l’anarchie, et le suffrage universel, au despotisme militaire ou théocratique. A chaque moment et dans chaque pays, étant donnés les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils peuvent être, il est un ordre qui leur apporterait la plus grande somme possible d’indépendance, de bien-être, de culture et de vraie félicité. C’est cet ordre qu’il faut découvrir et proposer à ceux qui gouvernent, et telle est la vraie mission de l’économiste.

Cette mission, il faut bien le dire, devient chaque jour à la fois plus importante et plus difficile; plus importante, car les questions économiques ou plutôt sociales prennent un caractère de plus en plus grave, en mettant en cause les bases essentielles de l’ordre actuel, comme le font, par exemple, les revendications des tenanciers en Irlande ou celles des ouvriers sur le continent ; plus difficiles, car les principes de la science, que nous étions habitués à considérer comme des bases inattaquables d’argumentation, sont mis en doute ou niés par ceux-là même qui les ont étudiés de plus près. Ainsi, M. Paul Leroy-Beaulieu, dans cet excellent livre, si fort de doctrine et si plein de faits qu’il vient de consacrer à l’étude de la répartition de la richesse, s’exprime en termes bien plus sévères encore que ne le fait M. Leslie au sujet des axiomes fondamentaux de l’école orthodoxe. Voici ce qu’écrit cet économiste éminent, qui se défend cependant énergiquement d’être « un socialiste de la chaire : » — « Bref, presque tout ce que l’école économique classique a écrit sur la répartition des richesses, quand on le soumet à un contrôle attentif, s’évanouit[1]. » Ainsi donc, au plus fort de la mêlée, et au moment où la lutte devient chaque jour plus âpre, les armes dont on a coutume de se servir sont déclarées impuissantes, et il faut s’en forger d’autres plus solides et mieux trempées. Je pense,

  1. Essai sur la répartition des richesses, par M. Paul Leroy-Beaulieu, membre de l’Institut; Paris,1581, Guillaumin, p. 7.