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de stigmatiser des vilains noms de confiscation, de vol ou tout au moins de socialisme. Les propriétaires anglais ou même irlandais sont-ils donc plus durs, plus exigeans que ceux du continent? C’est tout le contraire : ils louent leurs terres beaucoup meilleur marché, et ils consacrent une bien plus grande partie de leurs revenus à des objets d’intérêt général. D’où vient alors que la propriété, qui ici est respectée par tous, se trouve là-bas minée, attaquée ou atteinte par ceux-là même qui ont mission de la défendre? C’est qu’en Angleterre elle est le privilège du petit nombre tandis, qu’en France elle est l’apanage de la très grande majorité.

Thornton et Stuart Mill[1] ont montré les avantages de la petite propriété considérée surtout sous le rapport social. Le mérite de M. Leslie est d’avoir, pour ainsi dire, renouvelé la question, en citant les faits empruntés à l’histoire et à des études spéciales, faites sur place. Aujourd’hui les innombrables écrits qui paraissent au sujet de l’agitation en Irlande proclament presque tous la nécessité d’y multiplier le nombre des petits propriétaires, à l’exemple de ce qui existe en France. Rarement on a vu un revirement d’opinion aussi complet que celui qui s’est produit en Angleterre sur cette question.

L’un des chapitres du livre déjà cité de M. Leslie, qu’on lira avec le plus grand intérêt en ce moment, est celui qui est consacré à l’examen d’un écrit de lord Dufferin, naguère encore gouverneur-général du Canada. Cet écrit est intitulé : l’Émigration et la Tenure de la terre en Irlande (Irish Emigration and the Tenure of land in Ireland.) Le comte Dufferin, propriétaire irlandais lui-même, vient encore de publier un rapport sur la situation actuelle en Irlande, qui est sans contredit un des documens les plus importans qui aient paru à ce sujet. Il admet pleinement cette fois les avantages de la petite propriété pour l’Irlande. Le seul point qui l’arrête, c’est de savoir comment on pourrait l’y établir. Styliste brillant, économiste judicieux et muni de l’expérience des faits observés par lui au Canada, lord Dufferin fait parfaitement ressortir toutes les difficultés que présentent les solutions les plus en faveur en ce moment. Mais c’est dans le livre de M. Leslie qu’on trouvera le meilleur exposé des antécédens historiques de ce débat, où les deux écrivains font assaut d’esprit et de savoir.

  1. Je crois que Thornton a été le premier qui ait défendu en Angleterre, d’une façon vraiment scientifique, le système de la petite propriété dans son livre très connu : A Plea for peasant proprietors (Plaidoyer pour les paysans propriétaires). La première édition est de 1848 et la seconde, de 1874. Heureux de voir mon nom associé à celui de mon maître, me sera-t-il permis d’ajouter qu’elle est dédiée à M. de Lavergne et à celui qui écrit ces lignes? Stuart Mill, dans ses Principles of political Economy, n’a fait qu’adopter les idées de Thornton à ce sujet, ainsi qu’il le constate lui-même.