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fait trébucher un de ces simples qui ont la foi de l’enfant, « mieux vaudrait pour lui qu’on lui eût attaché une meule au cou et qu’on l’eût jeté à la mer. » (IX, 41.) Il n’est touché que des choses divines ; tout ce qui n’est pas de Dieu n’est rien pour lui. On lui dit : « Voici ta mère et tes frères, » et il répond : « Qu’est-ce que ma mère et mes frères ? » Et promenant ses regards sur ceux qui étaient là-autour de lui, il dit : «Voilà ma mère et mes frères. » (VI, 34.)

Plus il y a de ces traits dans l’évangile, plus le Jésus de l’évangile a paru divin dans les temps de foi. Aujourd’hui, un tel état d’esprit nous inquiète. La critique moderne voit dans les inspirés ou illuminés des malades chez qui l’intelligence est surexcitée jusqu’à en être troublée. Elle n’a pas craint de constater ce trouble et d’en poursuivre les symptômes, même dans de grands esprits et de grandes âmes, dans Socrate, dans Jeanne d’Arc, dans Pascal ; on les a convaincus d’hallucination. Je ne doute pas que Lélut, dans son livre intitulé : l’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations, 1846, n’ait pensé aussi à Jésus plus d’une fois[1] ; mais il n’a pas voulu le dire et s’est abstenu de prononcer ce nom sacré. M.  Jules Soury, tout récemment, a osé le faire, et il faut lui en savoir gré ; car le philosophe ne doit se dérober à aucun examen ni reculer devant aucun paradoxe, s’il croit que ce paradoxe est la vérité[2].

Du reste, le sens commun n’avait pas attendu la philosophie pour se défier des inspirés à ce point de vue, et de tout temps il s’est trouvé des gens pour dire qu’ils n’avaient pas leur raison : c’est ce qui est arrivé à Jésus lui-même. On lit dans le plus ancien évangile qu’au premier bruit de ses prédications, « ceux de chez lui se mirent à sa poursuite pour se saisir de lui, car ils disaient : Il est fou[3]. » (III, 21.) Et on voit un peu plus loin, au verset 31, que par ces mots, « ceux de chez lui, » l’écrivain désigne « la mère et les frères de Jésus. » Ainsi ce sont eux, si on en croit l’évangile, qui ont dit les premiers le mot qu’on a tant reproché à M.  Soury.

Mais l’évangéliste est bien loin de penser ainsi lui-même. Il ne fait ce récit que pour montrer qu’un prophète, comme le dit un autre passage, n’est nulle part moins honoré que dans son pays et dans sa maison (VI, 4) ; il a pitié de ceux qui méconnaissent ainsi l’homme

  1. Particulièrement à la page 365 : « C’est là, je ne le mets pas en doute, ce qui a eu lieu chez Pythagore, Mahomet, Jeanne d’Arc, Luther, Loyola, et chez une foule d’autres personnages plus ou moins importans, dont la pensée s’est exaltée et hallucinée, lorsque des circonstances politiques et religieuses ardentes hallucinaient l’esprit des nations ou des époques dont ils étaient les représentans. »
  2. Jésus et les Évangiles, 1878.
  3. Ἐξέστη, mot à mot, il est sorti de lui-même ; in furorem versus est dans la Vulgate.