Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est remarquable d’ailleurs que, dans ces passages mêmes, on ne lui met presque jamais dans la bouche le nom de Christ ; on lui fait dire d’ordinaire « le Fils de l’homme, » une expression qui vient de Daniel, et que j’ai expliquée ailleurs[1], expression discrète et obscure, qui semble avoir été mise en usage pour ne pas offenser les Romains, tout en parlant de celui que les Juifs attendaient alors. Les Évangiles montrent que cette expression était entendue de tous à cette époque. Peut-être que d’autres s’en étaient servis déjà avant le temps de Jésus, Jean le Baptiste, par exemple. Nous n’avons aucun témoignage à ce sujet[2].


IV.

On a vu déjà combien le récit de la comparution de Jésus devant le synédrion, dans le plus ancien évangile, est peu vraisemblable; la suite de ce récit n’étonne pas moins. Après que ce conseil suprême de la nation juive a prononcé la sentence de mort, voici que le lendemain matin grands-prêtres, docteurs, anciens, se transportent devant Pilatus et qu’ils lui remettent le condamné, devenant accusateurs au lieu des juges. Pilatus d’ailleurs n’a pas l’air de faire la moindre attention aux accusations du synédrion, et comme le peuple qui entoure le tribunal veut obtenir, selon la coutume, à l’occasion de la Pâque, la grâce d’un prisonnier, Pilatus lui offre de mettre en liberté Jésus. Mais le peuple, « excité par les prêtres, » réclame de préférence Barabbas. Pilatus alors demandant ce qu’on veut donc qu’il fasse de Jésus, tous crient qu’on le mette en croix, et le procurateur y souscrit. Il n’est plus question des grands prêtres, des docteurs et des anciens.

Tout cela est fort extraordinaire, et on sent bien que les choses n’ont pu se passer ainsi. On ne comprend même pas que ces juges sacrés, après avoir condamné Jésus solennellement comme ayant blasphémé Dieu même, viennent en corps au pied du tribunal de l’officier romain, au milieu du tapage de la foule, le prier d’exécuter leur condamné, au risque d’être dédaigneusement éconduits par le mépris du procurateur ou par le caprice d’une populace.

On ne comprend pas mieux la conduite du procurateur que celle des membres du synédrion. Jésus s’avoue roi des Juifs devant le représentant de l’empereur, et celui-ci ne s’en émeut pas. Il parle comme si l’affaire ne le regardait en rien et était purement une

  1. Le Judaïsme, p. 360.
  2. On remarquera encore que, dans le plus ancien évangile, Jésus n’appelle jamais Dieu « mon père, » ce qui serait encore une manière de se donner pour le Christ. Cette expression ne se trouve que dans des évangiles plus récens.