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aux yeux des « saints » que l’était leur père, et Josèphe nous dit qu’Hérode Antipas le fit tuer, parce qu’il craignait que de ses discours il ne sortît une révolution. Luc nous dit expressément que les peuples se demandaient si Jean n’était pas le Christ (III, 15), et il paraît bien qu’il passa pour tel après sa mort. Le roman pieux attribué à Clément de Rome et intitulé : les Reconnaissances, nous l’assure : « Parmi les disciples de Jean, ceux qui paraissaient considérables se séparèrent de la foule et prêchèrent que leur maître était le Christ, (I, 54.) » Josèphe, qui s’applique à ne rien laisser paraître de ce qui touche aux idées messianiques, se borne à marquer l’impression profonde que causa sa mort ; il dit qu’un échec qu’Hérode éprouva peu après dans une guerre contre un roi arabe, son voisin, parut un châtiment de Dieu, qui le frappait pour ce crime. Mais si, après la mort de Jean, on s’est mis à croire qu’il pouvait bien être le Christ ou Messie, on était amené nécessairement par là à l’idée que le Christ, au lieu de régner, ou plutôt avant de régner, pouvait bien souffrir et mourir, sauf à se relever du tombeau quand serait venue l’heure de son règne. C’est peut-être ainsi que s’est répandue l’interprétation qui appliquait au Christ le chapitre d’Isaïe sur la passion d’Israël.

Cependant il semble que cette imagination, trop nouvelle encore, n’ait pu se fixer sur Jean, et se soit transportée sur Jésus, sur celui au sujet de qui un évangile fait dire à Hérode : « Celui-là est Jean, qui s’est relevé d’entre les morts. » (Matth., XIV, 2.) Alors les disciples de Jésus regardèrent Jean comme un simple précurseur de leur maître ; en suivant cette idée, ils imaginèrent que Jean lui-même avait ainsi parlé, et qu’il annonçait la venue « d’un plus fort que lui[1]. » Cela ne peut évidemment être accepté. Je crois même que, dans la vérité historique, Jean a fait en Judée une plus grande figure que Jésus, et qu’il est l’auteur réel de la révolution religieuse dont Jésus a eu l’honneur. La manière dont Josèphe, dans son Histoire, s’arrête à parler de lui suffirait pour témoigner de son importance (Antiq., XVIII, V, 2) ; mais les Évangiles mêmes laissent échapper à son sujet des expressions très singulières : « Je vous le dis en vérité, il ne s’est jamais levé parmi les fils des femmes un plus grand que Jean. » (Math., IX, 11). Et encore : « La loi et les prophètes, jusques à Jean, et depuis lors, la bonne nouvelle du royaume de Dieu. » (Luc, XVI, 16). Et Tertullien commentait ainsi ces paroles si fortes : « Nous savons bien que Jean a été établi pour être la

  1. Marc, I, 7 ; Jean, X, 41. L’idée exprimée par le mot de précurseur est bien celle de l’évangile ; mais le mot πρόδρομος, prœcursor, n’est pas dans le Nouveau-Testament, si ce n’est dans un verset de l’Épitre aux Hébreux, VI, 20, où Jésus lui-même est appelé notre précurseur dans la vie éternelle. Ce sont les Pères qui ont appelé Jean le précurseur du Christ. (Tertullien, Contre les Juifs, 9, etc.)