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de Rousseau, le contrat social exige « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté, chacun se donnant tout entier, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie, » tellement que l’état, maître reconnu non-seulement de toutes les fortunes, mais aussi de tous les corps et de toutes les âmes, peut légitimement imposer de force à ses membres l’éducation, le culte, la foi, les opinions, les sympathies qui lui conviennent[1]. — Or chaque homme, par cela seul qu’il est homme, est de droit membre de ce souverain despotique. Ainsi, quelle que soit ma condition, mon incompétence, mon ignorance et la nullité du rôle dans lequel j’ai toujours langui, j’ai plein pouvoir sur les biens, les vies, les consciences de vingt-six millions de Français, et, pour ma quote-part, je suis tsar et pape. — Mais je le suis bien plus que pour ma quote-part, si j’adhère à la doctrine. Car cette royauté qu’elle me décerne, elle ne la confère qu’à ceux qui, comme moi, signent le contrat social tout entier; tous les autres, par cela seul qu’ils en ont rejeté quelque clause, encourent la déchéance; on n’est pas admis au bénéfice d’un pacte lorsqu’on en répudie les conditions. — Bien mieux, comme celui-ci, institué par le droit naturel, est obligatoire, quiconque le rejette ou s’en retire est, par cela même, un scélérat, un malfaiteur public, un ennemi du peuple. Jadis, il y avait des crimes de lèse-majesté royale; maintenant il y a des crimes de lèse-majesté populaire, et on les commet lorsque, par action, parole ou pensée, on dénie ou l’on conteste au peuple une parcelle quelconque de l’autorité plus que royale qui lui appartient. Ainsi le dogme qui proclame la souveraineté du peuple aboutit en fait à la dictature de quelques-uns et à la proscription des autres. On est hors de la loi quand on est hors de la secte. C’est nous, les cinq ou six mille

  1. Cette idée de Rousseau sur l’omnipotence de l’État est aussi celle de Louis XIV et de Napoléon. Il est curieux d’en voir le développement dans l’esprit d’un petit bourgeois contemporain, demi-homme de lettres et demi-homme du peuple, Rétif de la Bretonne (Nuits de Paris, XVe, nuit, 377, sur les massacres de septembre) : « Non, non, je ne les plains pas, ces prêtres fanatiques; ils ont fait trop de mal à la patrie. Quand une société ou sa majorité veut une chose, elle est juste. Celui qui s’y oppose, qui appelle la guerre et la vengeance sur la nation, est un monstre. L’ordre se trouve toujours dans l’accord de la majorité. La minorité est toujours coupable, je le répète, eût-elle raison moralement. Il ne faut que du sens commun pour sentir cette vérité-là. » — Ib. (Sur l’exécution de Louis XVI), p. 447. « La nation a-t-elle pu le juger, l’exécuter? Cette question ne peut pas se faire par un être qui pense. La nation peut tout chez elle, elle a le pouvoir qu’aurait le genre humain si une seule nation, un seul gouvernement régissait le globe. Qui oserait alors disputer au genre humain son pouvoir ? C’est ce pouvoir indiscutable, senti par les anciens Grecs, qu’a une nation de perdre même un innocent qui leur fit exiler Aristide et condamner à mort Phocion. O vérité que n’ont pas sentie nos contemporains, que ton oubli a causé de maux ! »