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interpréter et les violer d’après les principes. — D’autre part, en fait, elle livre tous les pouvoirs à l’élection et confère aux clubs le contrôle des autorités ; c’est offrir une prime à la présomption des ambitieux qui se mettent en avant parce qu’ils se croient capables, et qui diffament leurs gouvernans pour les remplacer. — Tout régime est un milieu qui opère sur les plantes humaines pour en développer quelques espèces et en étioler d’autres. Celui-ci est le meilleur pour faire pousser et pulluler le politique de café, le harangueur de club, le motionnaire de carrefour, l’insurgé de place publique, le dictateur de comité, bref le révolutionnaire et le tyran. Dans cette serre chaude, la chimère et l’outrecuidance vont prendre des proportions monstrueuses, et, au bout de quelques mois, les cerveaux ardens y deviendront des cerveaux brûlés.

Suivons l’effet de cette température excessive et malsaine sur les imaginations et les ambitions. La vieille bâtisse est à bas ; la nouvelle n’est pas assise ; il s’agit de refaire la société de fond en comble ; tous les hommes de bonne volonté sont appelés à l’œuvre, et, comme pour tracer le plan, il suffit d’appliquer un principe simple, le premier venu peut en venir à bout. Dès lors, aux assemblées de section, aux clubs, dans les gazettes, dans les brochures, dans toute cervelle aventureuse et précipitée, le rêve politique fourmille. «Pas un commis marchand formé par la lecture de l’Héloïse[1], point de maître d’école ayant traduit dix pages de Tite-Live, point d’artiste ayant feuilleté Rollin, point de bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse une constitution... Comme rien n’offre moins d’obstacle que de perfectionner l’imaginaire, tous les esprits remuans se répandent et s’agitent dans ce monde idéal. On commence par la curiosité; on finit par l’enthousiasme. Le vulgaire court à cet essai, comme l’avare à une opération de magie qui lui promet des trésors, et, dans cette fascination puérile, chacun espère rencontrer à la fois ce qu’on n’a jamais vu, même sous les plus libres gouvernemens, la perfection immuable, la fraternité universelle, la puissance d’acquérir tout ce qui nous manque et de ne composer sa vie que de jouissances. » C’en est déjà une, et très vive, que de spéculer ainsi ; on plane dans les espaces : au moyen de huit ou dix phrases toutes faites, grâce à l’un de ces catéchismes de six sous qui courent par milliers dans les campagnes et dans les faubourgs[2], un procureur de village, un commis de barrière, un contrôleur de contre-marques, un sergent

  1. Mallet-Dupan, Mémoires, II, 241.
  2. Entretiens du Père Gérard, par Collot-d’Herbois. — Les Étrennes au peuple, par Barère. — La Constitution française pour les habitans des campagnes, etc. — Plus tard, l’Alphabet des Sans-Culottes, le Nouveau Catéchisme républicain, les Commandemens de la patrie et de la république (en vers), etc.