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féroce, qui, après avoir nommé ses vizirs, garde toujours ses mains libres pour les conduire, et son sabre tout affilé pour leur couper le cou.


II.

Qu’un spéculatif, dans son cabinet, ait fabriqué cette théorie, cela se comprend : le papier souffre tout, et des hommes abstraits, des simulacres vides, des marionnettes philosophiques, comme celles qu’il invente, se prêtent à toute combinaison. — Qu’un maniaque, dans sa cave, adopte et prêche cette théorie, cela s’explique aussi : il est obsédé de fantômes, il vit hors du monde réel, et d’ailleurs, dans cette démocratie incessamment soulevée, c’est lui, l’éternel dénonciateur, le provocateur de toute émeute, l’instigateur de tout meurtre, qui, sous le nom « d’ami du peuple, » devient l’arbitre de toute vie et le véritable souverain. — Qu’un peuple, surchargé d’impôts, misérable, affamé, endoctriné par des déclamateurs et par des sophistes, ait acclamé et pratiqué cette théorie, cela se comprend encore; dans l’extrême souffrance, on fait arme de tout, et, pour l’opprimé, une doctrine est vraie quand elle l’aide à se délivrer de l’oppression. — Mais que des politiques, des législateurs, des hommes d’état, finalement des ministres et des chefs de gouvernement se soient attachés à cette théorie, qu’ils l’aient embrassée plus étroitement à mesure qu’elle devenait plus destructive; que, tous les jours, pendant trois ans, ils aient vu l’ordre social crouler sous ses coups, pièce à pièce, et n’aient jamais reconnu en elle l’instrument de tant de ruines ; que, sous les clartés de l’expérience la plus désastreuse, au lieu d’avouer sa malfaisance, ils aient glorifié ses bienfaits; que plusieurs d’entre eux, tout un parti, une assemblée presque entière, l’aient vénérée comme un dogme et l’aient appliquée jusqu’au bout avec l’enthousiasme et la raideur de la foi; que, poussés par elle dans un couloir étroit qui se rétrécissait toujours davantage, ils aient marché toujours en avant en s’écrasant les uns et les autres; qu’arrivés au terme, dans le temple imaginaire de leur liberté prétendue, ils se soient trouvés dans un abattoir; que, dans l’enceinte de cette boucherie nationale, ils aient été tour à tour les assommeurs et le bétail ; que, sur leurs maximes de liberté universelle et parfaite, ils aient installé un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de l’inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l’ancien Mexique ; qu’au milieu de leurs prisons et de leurs échafauds ils n’aient jamais cessé de croire à leur bon droit, à leur humanité, à leur vertu, et que, dans leur chute, ils se soient considérés comme des martyrs, cela, certes, est étrange ; une telle aberration