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étaient devinés, paralysés, arrêtés, ou tout au moins conduits devant l’autorité locale, enfin renvoyés à Paris.


III.

La réclamation écrite et laissée sur le bureau de la chancellerie prussienne, dans mon second voyage à Versailles, n’avait produit aucune modification; la situation s’aggravait au contraire. Je dus retourner à Versailles avec Jules Favre, que les questions financières assiégeaient de leurs difficultés aiguës. — Les propos de M. de Bismarck furent l’objet des confidences et des conversations du chemin ; ils peuvent à cette heure être livrés à la légitime appréciation de l’histoire.

Au sujet des ruines de Saint-Cloud, qui brûlaient encore et dont la fumée noircissait l’horizon, Favre avait adressé au chancelier les plus vifs reproches ; — ses protestations indignées reçurent cette dure réponse dictée par la vengeance : « Avez-vous, dit le chancelier, visité notre Allemagne? N’avez-vous pas vu les ruines de nos châteaux? Vos armées les ont impitoyablement saccagés, démolis et brûlés. Vous nous accusez de voler des pendules? En Poméranie, dans une assez pauvre maison dévastée, aux temps des succès des armées de votre Napoléon, se cachait un homme âgé qui gardait un enfant dans un berceau ; autour de lui, tout avait été pillé et anéanti; — le pauvre diable ne possédait plus qu’une montre d’argent. Vos soldats ont brisé le berceau, et ont volé la montre. — J’étais l’enfant dans ce berceau, et cette montre d’argent a été prise à mon père. — Vous étiez victorieux alors! c’était la guerre ! Nous sommes vainqueurs, ne vous étonnez donc pas des maux de la guerre. » L’imagination avait trop chargé les couleurs du tableau; — il n’eût pas été poli de rappeler à M. de Bismarck que sa biographie le fait naître seulement en 1814.

L’indemnité énorme imposée à la caisse municipale, et que Favre put heureusement faire réduire de plus des deux tiers, provoquait de la part du chancelier les plus ironiques observations : « La ville de Paris est une demoiselle assez riche et assez bien entretenue pour payer sa rançon. » Si l’on était, disait-il, dans la peine pour découvrir les capitalistes, lui se chargerait en quelques minutes de trouver et de présenter les prêteurs. Enfin, le vainqueur n’avait-il pas eu l’idée d’exiger, comme condition de l’armistice, que Garibaldi fût livré à la justice militaire prussienne? Jules Favre avait rejeté brutalement cette injurieuse proposition et avait entendu le chancelier réclamer comme otages tous les journalistes de Paris, dont, disait M. de Bismarck, le gouvernement « aurait fort à se plaindre et serait très empêtré. »