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que des valets en costume militaire offraient, dans d’énormes tasses d’argent ciselé, quelques gouttes de café. Je pus refuser encore cette suite du dîner ; mais le prince de Bismarck, en face de moi, me touchant, débarrassé du café, s’emparait d’un vase à boire en métal et d’une bouteille à forme significative. Il plaça la liqueur à portée de sa main, sur le haut du piano, gardant dans les doigts son gobelet, assez petit d’ailleurs, et me dit :

Je voudrais bien savoir, monsieur le préfet de police, ce que vous avez fait chez le général Stock, et le résultat de votre mission si sérieuse.

Je n’eus pas de peine à raconter, dans tous ses détails, ma conférence, ses suites et ma verbale convention. Je n’avais à ce sujet rien à dissimuler; je fus complet. Tout en suivant mon récit avec la plus exacte et la plus fine attention, le chancelier, sans doute pour la soutenir, de moment en moment, remplissait et vidait d’un trait le gobelet qui lui servait de jouet.

J’avais expliqué mon ignorance et mes réserves sur le prix à fixer, annoncé pour le lendemain la visite possible du ministre du commerce, quand M. de Bismarck s’écria : — Ah ! je suis très content de tout cela; c’est très bien fait et bien arrangé. Je serais si heureux en voyant entrer des convois de vivres dans Paris !

Le chancelier riait largement. Je voulus paraître croire à un sentiment généreux et je lui dis :

Votre excellence a prouvé au monde et à Paris qu’elle était un ennemi redoutable; elle veut leur prouver sans doute qu’elle est aussi un ennemi généreux?

Le chancelier, en puisant de nouveau dans sa bouteille, me répliqua sans respirer :

— Oh! non, non, non,.. mais il me semble que, si les Parisiens voient entrer de longs et bons convois de vivres, ils seront très contens ; — cela fera bien à leur moral !

Le coup était droit et vif. J’essayai d’y répondre : — Votre excellence se trompe ; elle ne connaît certainement ni les Parisiens ni leur état moral; ce moral est excellent. Paris, consulté, refuserait l’armistice. Il fait passer sa gloire et la patrie avant son pain!

— Oui,… oui.., répondit le chancelier, c’est possible. Il y a là aussi de braves gens. Mais,… en attendant, si en Allemagne un général avait osé exposer une population de deux millions d’âmes à mourir de faim, dans une ville qui n’est pas une citadelle, nous le ferions passer devant un conseil de guerre.

La voix de mon interlocuteur s’était un peu élevée; avant de lui répondre, je regardai Jules Favre, appuyé sur la cheminée. Ses yeux nous suivaient; certainement désireux de fuir la conversation