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beau grandir et s’accroître, elle peut devenir, comme dit Lucain, capable de contenir le monde entier, elle n’aura jusqu’à la fin que quatre tribus. Les tribus urbaines sont en général très peu considérées. Elles renferment des cliens, des ouvriers qui n’ont rien, des paresseux que nourrit la libéralité intéressée des grands seigneurs, des habitués de l’amphithéâtre ou du cirque, des affranchis qui conservent dans la liberté tous les vices de l’esclavage. Les sages n’ignorent pas que la cité serait menacée d’un grand péril si ces gens-là devenaient un jour les maîtres. On connaît d’avance les réformes qu’ils méditent, et de temps en temps quelques agitateurs les soulèvent en leur promettant l’abolition des dettes et le pillage des maisons riches. Le jour où ils entreront en scène, des problèmes terribles seront posés, qu’il est aussi difficile d’écarter que de résoudre, et les luttes sociales remplaceront les discussions politiques. On n’a rien de pareil à craindre avec les trente-une tribus rustiques composées en majorité des petits propriétaires de la banlieue de Rome. Ceux-là ne vivent pas de la sportule, comme les autres, et ne passent pas leur temps au pied de la tribune à écouter les beaux discours des politiques. Ils ne viennent à Rome qu’une fois par semaine, le jour du marché. On les voit arriver, comme les contadini d’aujourd’hui, rasés de frais[1], vêtus de leurs plus beaux habits, graves et gauches, souvent avec leurs femmes, aussi robustes qu’eux. Les plaisans de la ville se moquent quelquefois de leur air lourd et de leur langage grossier; mais Varron répond à ces railleries « que, si leurs paroles sentent l’ail et l’ognon, ils n’en sont pas moins des gens de cœur. » Aussi les a-t-on favorisés sans scrupule. Dans les élections, on leur a fait ouvertement la part la meilleure et la plus large. Ils ont trente-un suffrages pour eux, tandis qu’on n’en donne que quatre à la foule qui remplit la grande ville. On peut dire que, dans l’assemblée des tribus, si chérie des démocrates, les petits propriétaires sont véritablement les maîtres et décident de tout.

C’est là une inégalité visible, mais elle ne choque pas les bons citoyens. Ils la trouvent au contraire très naturelle et ne se donnent pas la peine de la dissimuler ou de la défendre. Les politiques de l’antiquité, aussi bien les Grecs que les Romains, n’ont jamais été partisans de la souveraineté du nombre. Leur théorie se résume dans cette phrase énergique de Cicéron : « Il ne faut pas que les plus nombreux soient les plus puissans: Ne plurimum valeant plurimi. » Et quels sont ceux qui doivent l’être? Les gens qui ont le plus d’intérêt à la prospérité de l’état ou qui lui sont le plus utiles : par

  1. Tous ces détails sont tirés des Ménippées de Varron.