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six mulets tout harnachés, cent-quarante-cinq bâts neufs et soixante-dix-neuf vieux se vendaient aux enchères six réaux (4 francs). Ce n’était pas cher.

L’évacuation ordonnée avait, en effet, suivi son cours, et dès le mois de février, les transports étaient arrivés. L’escadre cuirassée de l’Océan était également venue peut-être pour garder contre l’imprévu, en lui donnant un caractère tout militaire, cette évacuation qui se faisait dans les conditions désarmées d’un départ d’émigrans, peut-être aussi parce que son chef avait désiré venir. Il était difficile d’ailleurs de remettre en des mains plus fermes et plus courtoises que celles de l’amiral de la Ronciers la surveillance et la direction d’un pareil mouvement de troupes et de navires. Dès le premier jour, l’amiral comprit que le commandant Cloué, avec sa longue expérience des hommes et des choses au Mexique, son intelligente et rare activité, était, pour l’évacuation, l’organisateur indiqué et sans égal. Il le laissa donc faire, et sa présence, au lieu d’être un contrôle, ne fut qu’un bienveillant appui pour le commandant de la division. Les vaisseaux accélérèrent seulement de leurs corvées et de leurs chaloupes à vapeur l’opération générale. En trois semâmes, tout était terminé. Le dernier bâtiment-transport chargé de troupes était parti pour la France. Le 16 mars, vers quatre heures du soir, l’escadre cuirassée de l’Océan et les bâtimens de la division étaient en appareillage sur rade de Sacrificios. Il y avait eu la veille un coup de vent du nord, la mer était encore agitée, le ciel gris; on apercevait au loin les murailles blanches de Vera-Cruz, tout près, l’îlot de Sacrificios avec sa cabane d’hôpital et les tombes de nos marins dans le sable. On allait partir. Enfin! Et pourtant on éprouvait une sorte de regret mélancolique. N’était-ce point à ces rivages, où l’on ne reviendrait peut-être plus, que l’on avait souffert et combattu en rêvant par instans la réalisation possible de belles espérances désormais évanouies! L’escadre cuirassée s’ébranla la première en ligne de file. Les bâtimens de la division, le Brandon, le Tartare, l’Adonis, la Tactique, la Pique, la Tourmente et la Diligente, la suivirent de près en formant sur sa gauche une seconde ligne. Le Magellan appareilla le dernier. C’était un hommage rendu au commandant Cloué, qui n’abandonnait qu’après tous les autres ces plages lointaines où, pendant trois ans, il avait eu la plus rude part et la première dans les dangers et les fatigues. L’amiral l’avait voulu ainsi, réservant comme récompense au commandant Cloué la justification de cette vieille parole française : « Il fut à la peine, c’est bien le moins qu’il soit à l’honneur. »


HENRI RIVIERE.