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grandes propriétés, les gens de métier alléchés par la perspective de gros salaires et de petites dépenses.

Tels sont les élémens dont se compose une colonie naissante, élémens hétérogènes et disparates dont il s’agit de tirer le meilleur parti possible, qu’il faut diriger dans leur voie et réunir dans un effort commun : le développement moral, intellectuel et matériel du pays. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas là de l’emporter de haute lutte, de lancer à l’assaut de la barbarie toutes ces forces brutales et impatientes, d’abattre l’Indien à coups de fusils comme dans le Far-West, pour s’approprier son champ, ou l’Inca pour lui ravir son or. L’œuvre est autre, bien autrement compliquée, mais aussi bien autrement humaine: protéger l’indigène contre la violence ou la fourberie, tout en faisant leur place à ces nouveaux venus; entraîner dans la lutte contre la nature ces forces violentes qui sont un danger dans une civilisation comme la nôtre parce qu’elles y restent souvent sans emploi et que la discipline militaire leur répugne, mais qui deviennent une bonne fortune pour une colonie. Ce sont les rôdeurs de prairies qui, les premiers, s’enfonçant dans les plaines de l’Ouest, ont découvert et colonisé le Kansas, l’Arizona, conquis le Texas et annexé la Californie aux États-Unis. Ce sont les rudes bûcherons du Maine qui ont peuplé la région des grands lacs, de même que l’écume de Londres a envahi l’Australie et donné un continent à une île. Qu’étaient ces Espagnols, compagnons de Balboa, aventurier lui-même, qui, les premiers, franchissant le Darien, découvraient le Pacifique et en prenaient possession au nom de la couronne d’Espagne? et les soldats de Pizarre, les matelots de Magellan, tous ou presque tous soldats ou matelots d’aventure, qui dépensaient au loin et au profit de leur pays une énergie sans emploi dans leur pays même?

Étant donnés ces élémens divers, et ce sont invariablement les mêmes que l’on retrouve à la naissance de toutes les colonies, on peut se former une idée juste des mesures générales à prendre et des aptitudes multiples de ceux appelés à les mettre en œuvre. Il n’y a rien là qui ressemble au mécanisme savant d’un état social tout organisé, dont les rouages fonctionnent sans choc et sans heurt, en vertu d’une impulsion partie de haut et par l’intermédiaire d’une hiérarchie où chacun a son rôle, sa place assignée. Il faut créer, il faut gouverner, mais sans faire, sentir trop lourdement la main; il faut laisser une large part à l’initiative individuelle, accepter les ennuis qu’elle cause en compensation des services qu’elle rend, éviter les conflits, détendre autant que possible les liens d’une discipline trop rigoureuse, tolérer beaucoup, s’effacer souvent, n’intervenir qu’en cas d’absolue nécessité et alors avec une énergie proportionnée aux résistances.