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quelque situation que vous les placiez, ils y apporteront les idées, les habitudes, la discipline dont ils sont imbus depuis leur enfance, et ces qualités admirables dont, à l’époque de nos revers, ils ont donné dans Paris assiégé l’étonnant spectacle. Ceci dit, rendons-nous compte de ce qu’est une colonie et de ce qu’est Tahiti.

Situés à plus de 3,000 lieues de distance de la métropole et en dehors des grands courans commerciaux, les archipels de la Société sont habités par une race molle, indolente, vivant sans besoins sur un sol sans culture. Une terre riche, fertile, un climat tropical tempéré par les brises de l’Océan, des mœurs faciles, l’oisiveté, bercent et endorment l’activité humaine. La population, rare et clairsemée, trouve sans efforts à sa portée tout ce qui est nécessaire à une existence d’où le froid et la faim sont bannis. Nuls besoins de luxe; la nature seule en fait les frais; l’air, la lumière, la chaleur, les beaux sites, les fleurs éclatantes et leurs parfums, les fruits savoureux sont à tous sans labeur et sans peines. Tout est facile, sauf le travail ; tout est simple, hormis l’effort. Transporté dans ce milieu, l’Européen lui-même sent son énergie faiblir, les ressorts de sa volonté se détendent; volontiers, lui aussi, il s’abandonnerait à cette influence molle et dissolvante, n’était que d’autres besoins, d’autres ambitions, le stimulent et le pressent. L’homme civilisé ne revient jamais à l’état de nature; il peut retomber à l’état de bestialité, ainsi le font ces matelots déserteurs, ces écumeurs de mer jetés par le hasard des vents et des flots sur les îles de l’Océanie, vivant avec les sauvages, plus sauvages et plus cruels qu’eux, mais il n’est pas d’exemples de l’homme civilisé retournant à l’état simple, d’ordinaire contemplatif, des races primitives. Au milieu d’elles, il est meilleur ou pire qu’elles, mais il est autre.

Dans ces archipels dépeuplés par le contact avec la civilisation, — nous en avons dit la cause, — la population décroît chaque année. On peut, par des mesures énergiques, ralentir, arrêter pour un temps cette dépopulation ; nous en avons fait l’expérience aux îles Sandwich, mais il n’est, croyons-nous, au pouvoir de personne d’en supprimer les causes. Cette loi fatale suit son cours; en Afrique, en Amérique, en Océanie, nous la retrouvons la même. L’immigration seule comble les vides, superposant lentement une race à l’autre en attendant l’heure de la substitution absolue. On sait comment se recrute l’immigration sur ces terres lointaines. Les aventureux de toute classe, les déclassés de toute origine, les impatiens, ceux que la civilisation comprime, ceux à qui une organisation sociale savante et compliquée mesure l’air, la place et l’espace, ceux-là forment l’avant-garde. Derrière eux, les spéculateurs hardis, les négocians en quête de débouchés nouveaux, les émigrans maîtres d’un petit capital, désireux de le convertir en