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pas, de dire la vérité à qui la demande, de défendre les amis absens. Mais il est certain aussi que celui qui se donnera ce rôle de défendre partout la justice et la vérité se rendra ridicule et bientôt odieux. Il s’est fait parmi les hommes, par suite de la nécessité de vivre en paix, un ensemble de compromis qu’on appelle le code du monde, et c’est de ce code que La Rochefoucauld a dit que la société ne durerait pas un instant « si les hommes n’étaient pas dupes les uns des autres. » Non-seulement la sincérité toute crue est impossible, mais même une certaine grandeur d’âme, un certain excès de fierté, tout ce qui tend à dépasser la moyenne, tout cela, quoique respecté en apparence, offre toujours quelque nuance de ridicule et est facilement traité de donquichottisme. Dans ce conflit, ce ne sera jamais le monde qui aura tort, car l’arme du ridicule est son arme propre : c’est lui qui l’a forgée, façonnée, aiguisée, de telle sorte que nul acier n’est plus perdant, nul plus résistant ; cette arme lui sert contre tous, mais nul ne peut la retourner contre lui. Mettez un héros de Corneille en face d’une jolie femme, d’une reine de salon, et dites-nous qui aura raison des deux. Or c’est là précisément le sujet du Misanthrope. C’est un héros de Corneille au sein d’une société frivole, un héros rongeant son frein, vaincu, raillé, humilié par une Dalila sans pitié. C’est la grandeur d’âme enveloppée de toutes parts dans le réseau invisible, mais inextricable, de ce qu’on appelle les convenances, la mode, le qu’en-dira-t-on, les habitudes reçues, en un mot ce réseau de la vie mondaine, où viennent s’embarrasser, s’user, s’effacer tous les caractères, se glacer à la longue toutes les chaleurs de l’âme, s’émousser tous les courages et toutes les vertus.

Ce oui rend ce conflit de la vertu et du monde plus piquant, plus plaisant, plus contradictoire, c’est que la vertu d’Alceste n’est pas du tout une vertu ascétique, une austérité exagérée, semblable à celle que peint Montaigne « fantôme à effrayer les gens; » ce n’est pas la sainteté. S’il s’agissait en effet d’une vertu de ce genre plus préoccupée du ciel que de la terre, demandant à la nature et à la chair plus de sacrifices qu’elles n’en peuvent supporter, se mêlant au monde pour prêcher le mépris du monde, on comprendrait encore que le monde regimbât, ou du moins qu’il renvoyât aux prédicateurs attitrés le rôle de convertisseurs ; un tel rôle chez un homme du monde aurait en effet quelque chose de prétentieux et légitimerait quelques représailles. Mais la vertu d’Alceste n’a nullement ce caractère; et lorsque récemment, sous prétexte de dévoiler le secret d’Alceste, on a eu l’idée d’y voir la peinture du jansénisme, on s’est trompé du tout au tout, et on a détruit précisément toute la philosophie de la pièce. Il n’y a pas trace de jansénisme