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Grimm et Diderot; il vit en lui un odieux égoïste et fournit ainsi à Fabre d’Églantine le type d’une comédie célèbre. Tournant ainsi au noir le caractère de Philinte, il exagéra le côté risible du personnage d’Alceste; il ne vit pas que le rire dont celui-ci est quelquefois l’objet est un rire de sympathie et de bienveillance au moins de la part du spectateur, et si d’autres personnages, comme Célimène et les marquis, croient avoir le droit de le persifler, ce n’est pas avec notre connivence, ou du moins, si nous rions avec eux, ce n’est pas avec les mêmes sentimens qu’eux.

S’il est vrai que le rire n’est pas toujours mauvais signe lorsqu’il ne s’adresse qu’à des travers légers et peu importans, et surtout à des travers qui viennent d’un cœur noble et généreux, cela est surtout vrai lorsqu’il a sa source dans les circonstances et dans les conditions du dehors plus que dans le fond du caractère lui-même, et c’est ce qui a lieu dans le Misanthrope. On dit qu’Alceste est risible, cela est vrai, mais pourquoi l’est-il? C’est ce qu’il faut rechercher. Est-ce sa faute ou la faute de ceux qui rient de lui? Voilà la question. Après tout, qu’y a-t-il de risible à dire aux hommes la vérité? Vous me demandez si vous avez fait un bon sonnet : est-ce ma faute s’il est mauvais? Vous ai-je demandé de me le lire? N’ai-je pas décliné tant que je l’ai pu l’honneur de vous écouter? Ne vous ai-je pas prévenu que j’étais un peu plus sincère qu’il ne faut? N’avez-vous pas dit : « C’est ce que je demande? » Que si j’ai exagéré en disant qu’on est « pendable » pour avoir fait un tel sonnet, n’en êtes-vous pas cause en me fatiguant de cette lecture? Le tort ne vient donc pas de moi, mais du milieu dans lequel je suis obligé de vivre, des conventions adoptées entre les hommes, en un mot, des habitudes du monde. C’est le monde qui trouve Alceste ridicule et qui le tourne en ridicule. Au fond il ne l’est pas : c’est le monde qui a tort, ce n’est pas lui.

Nous touchons ici à ce qui nous paraît être le vrai sujet du Misanthrope, à savoir le conflit de la vertu et du monde. Molière, en observateur profond, a été frappé de ce fait que la vraie vertu, la vertu rigoureuse et étroite, mise en conflit avec le monde, devient ridicule ou du moins prête à rire. Qui a tort dans ce conflit? Est-ce le monde? est-ce la vertu? Molière ne se charge pas de vous le dire : il n’est ni un prédicateur, ni un philosophe. Il est un peintre de mœurs: partout où il surprend un effet plaisant, il le note au passage et nous le présente sur la scène sans rien blâmer, sans rien approuver. Il nous montre les choses telles qu’elles sont, et n’est en cela ni plus moral ni plus immoral que la nature elle-même dont il est l’interprète. Ce qui est certain, c’est que la morale, d’un côté, nous commande sans doute de ne pas accabler de tendresses un homme que nous ne connaissons