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qu’Alceste est l’homme vertueux de la pièce et aussi qu’il est quelquefois ridicule; mais ce n’est pas sa vertu qui est ridicule, ce sont les travers qui s’y joignent, c’est l’âpreté de ses critiques, l’emportement de son humeur, enfin ses propres faiblesses, puisque, fier comme il est, il se laisse jouer par une coquette.

Cette apologie de Molière est certainement judicieuse, et dans une certaine mesure elle est vraie; mais je ne sais si elle est suffisante et si elle va au fond de la difficulté, car il est certain qu’on rit d’Alceste même quand il a raison, quand il n’est que l’interprète de la justice et de la sincérité. Par exemple, dans la scène des portraits où après s’être contenu longtemps pour ne pas faire scandale il finit par éclater contre la méchanceté odieuse et perfide qui déchire les amis absens pour les accabler de caresses aussitôt qu’ils se présentent, n’est-ce pas Alceste qui a raison? Et cependant Célimène le persifle, au grand applaudissement des marquis, et nous ne pouvons nous-mêmes nous empêcher de le trouver plaisant. De même, dans la scène du sonnet, n’est-ce pas encore, lui qui a raison? car Oronte est venu lui demander son avis en toute sincérité; il le supplie de ne pas le flatter et de le traiter comme un véritable ami. Alceste ne commence-t-il pas par employer toutes les précautions pour éluder cette insidieuse demande? N’a-t-il pas eu recours lui-même, l’honnête homme, à tous les faux fuyans avant de se déclarer ouvertement? Et lorsque, au risque de faire rire Philinte, il préfère la vieille chanson au sonnet alambiqué, n’a-t-il pas encore cent fois raison? N’a-t-il pas également raison de s’indigner contre Philinte lui-même en le voyant accabler de caresses quelqu’un dont il ne sait pas même le nom? Et si la chaleur de son sang généreux l’emporte à quelques mouvemens excessifs, n’est-ce pas la conséquence naturelle d’une indignation légitime?

On ne peut donc pas nier, ce semble, que, si Alceste pst plaisant dans le Misanthrope, c’est bien parce qu’il est vertueux et non pas seulement quoiqu’il le soit. C’est sa vertu, sa droiture, sa délicatesse, qui l’expose au ridicule, qui fait rire Philinte et les marquis, qui nous fait rire nous-mêmes parce que nous nous mettons à leur place et que nous ririons comme eux si nous y étions. Voilà ce qu’il faut accorder à Rousseau. Mais si nous admettons ses prémisses, nous n’admettons pas les conséquences qu’il en tire.

L’erreur de Rousseau et en même temps des critiques qui lui répondent est de croire que l’on blâme nécessairement ce dont on rit et que l’on approuve ce dont on ne rit pas. C’est de prendre le rire comme un critérium du bien et du mal dans la comédie, c’est de ne pas distinguer deux espèces de rire : le rire bienveillant et le rire malveillant; c’est enfin de ne pas s’apercevoir que lorsqu’on