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est vraie. Après avoir posé intrépidement cette redoutable objection, Bourdaloue y répond de haut et avec non moins de hardiesse : « Je veux, dit-il, qu’il n’y ait point de vraie piété dans le monde, ou qu’il n’y ait qu’une piété douteuse. Faut-il en conclure qu’on doive demeurer dans l’impiété et le dérèglement? Non : il y a toujours un Dieu qui veut être adoré en esprit et en vérité : et quand tous les hommes lui refuseraient les justes hommages qui lui sont dus, ils ne lui seraient pas moins dus par chacun des hommes, et chacun des hommes ne serait pas moins criminel en les lui refusant. » C’est tout à fait dans le même sens et dans la même pensée que Kant a dit quelque part : « Il est absolument impossible de prouver par l’expérience avec une entière certitude, qu’il y ait jamais eu un seul cas où une action, extérieurement conforme au devoir, a reposé uniquement sur des principes moraux et sur le respect intérieur du devoir. Mais quand même il n’y aurait jamais eu d’action de ce genre, il ne s’agit pas de ce qui a lieu ou de ce qui n’a pas lieu, mais de ce qui doit avoir lieu; quand même il n’y aurait pas encore eu jusqu’ici d’ami sincère, la sincérité n’en serait pas moins obligatoire pour tous les hommes. » On voit que la question de l’hypocrisie posée par le Tartufe s’applique à la morale en général aussi bien qu’à la piété; je puis douter de la vertu des hommes comme de leur dévotion; mais la réponse est la même de part et d’autre : le libertin ne peut tirer aucun avantage de l’hypocrisie des faux sages ou de l’hypocrisie des faux dévots. Il doit se dire : « Leur vie n’est pas ma règle. Si ce sont de faux dévots, leur fausse dévotion n’est pas, à mon égard, un titre pour être un mauvais chrétien. » L’hypocrisie servant donc, suivant Bourdaloue, de prétexte et de justification aux libertins, il en conclut que c’est se rendre coupable contre la piété que de s’élever sans mandat contre l’hypocrisie : c’est ce qu’a fait Molière, auquel Bourdaloue fait ouvertement allusion dans un passage célèbre : « Voilà, chrétiens, ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes ont entrepris de censurer l’hypocrisie, non pour en réformer l’abus, ce qui n’est point de leur ressort, mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage pût profiter[1]. »

Après avoir prouvé aux libertins que, lors même que tous les

  1. Voici la fin du passage : « Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant sur le théâtre, et à la risée publique un hypocrite imaginaire, ou si vous voulez un hypocrite réel, et tournant en sa personne les choses les plus saintes en ridicule, les pratiques les plus louables et les plus chrétiennes, lui donnant selon leur caprice un caractère de piété la plus austère, ce semble, et la plus exemplaire, mais dans le fond la plus mercenaire et la plus lâche : damnables inventions pour humilier les gens et les rendre tous suspects! »