Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/332

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’œuvre, en font un document si intéressant dans l’histoire de l’esprit humain. La première question est celle dans laquelle se retranchaient, au temps de Molière, ceux qui ne voulaient pas entrer dans la question de fond, et dans la question plus délicate encore de tendances et d’intentions. Lors de l’interdiction des représentations de Tartufe par le premier président de Lamoignon, tandis que le roi était à l’armée, Molière pria Boileau, ami du président, de le présenter à celui-ci pour essayer de le désarmer. Boileau, dans une lettre à Brossette, cite les paroles mêmes de M. de Lamoignon : « Avec toute la bonne volonté que j’ai pour vous, dit-il, je ne saurais permettre de jouer votre comédie. Je suis persuadé qu’elle est fort belle et fort instructive ; mais il ne convient pas à des comédiens d’instruire les hommes sur les matières de la morale chrétienne et de la religion : ce n’est pas au théâtre à se mêler de prêcher l’Evangile. » On voit que le premier président ne mettait pas en doute la bonne foi et la bonne volonté de Molière, et que ses doutes ne portaient pas sur le danger de confondre la fausse dévotion avec la vraie, mais seulement sur l’inconvenance de mettre sur la scène comique des matières religieuses : le principe sur lequel il s’appuyait était la séparation du sacré et du profane. Permettre au théâtre de jouer l’hypocrisie, c’était lui donner juridiction sur les matières de piété : à qui appartient-il de distinguer le vrai du faux en matière de religion, sinon à la religion elle-même? Molière invoquait bien en sa faveur les traditions et les origines du théâtre qui, chez tous les peuples, est sorti de la religion : il rappelait le souvenir des mystères, qui souvent s’étaient joués dans les églises elles-mêmes. Mais depuis longtemps le théâtre s’était séparé du sanctuaire et s’était sécularisé. Il pouvait représenter des scènes religieuses quand il était lui-même un acte religieux sous l’autorité de l’église; mais depuis qu’il était devenu profane et mondain, s’arroger le droit de prêcher, n’était-ce pas empiéter sur le domaine spirituel, sur les droits de l’église? On le voit, la question du Tartufe n’est au fond qu’un de ces cas de conflit innombrables qui, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, ont mis aux prises l’église et la raison libre, le spirituel et le temporel. C’est en vertu d’un principe semblable que l’église se réservait le droit de juger les souverains et de décider les questions mêmes de droit civil, non pas en tant qu’intérêts temporels, mais, comme on le disait alors, sub ratione peccati, au point de vue du péché. C’est d’après ce même principe que l’église se considère encore comme investie, jure divino, du droit d’enseigner, et regarde comme une usurpation tout enseignement laïque. Le Tartufe, au contraire, était une revendication pour la raison profane du droit de séparer la vraie piété de la fausse, de flétrir celle-ci en respectant l’autre ; ce droit, il est vrai, n’avait