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Il ne reculera pas, il le dit, — c’est possible. Il a beau cependant livrer combat sur combat, multiplier les discours, soumettre les volontés hésitantes ou récalcitrantes, menacer et intimider ses adversaires, il n’est pas au bout. Dans la voie où il est engagé, il ne marche même pas sans provoquer par ses saillies d’humeur dominatrice des incidens qui ont leur gravité, ne fût-ce qu’en faisant sentir à tout le monde le poids et l’excès de son omnipotence.

On vient de le voir par deux fois à quelques jours d’intervalle. La première fois, dans la chambre des seigneurs, un homme qui a été six ou sept ans ministre des finances avec M. de Bismarck lui-même, M. Camphausen, a pris la liberté de montrer ce qu’il y avait de chimérique et de fictif dans la loi de dégrèvement. Aussitôt le chancelier, irrité, ne se contenant plus, a fait une charge furieuse sur son ancien collègue, qu’il a tout simplement accusé d’ineptie; i! s’est livré à de tels éclats de colère et de sarcasme que la chambre en a été stupéfaite. M. Camphausen en a été quitte pour recevoir avec quelque sang-froid ce torrent d’injures. M. Camphausen n’est plus, il est vrai, qu’un ministre hors de service!. Peu de jours après est survenu un incident plus grave à propos de la loi d’organisation administrative. Un amendement restreignant les prérogatives des délégués de l’autorité centrale avait été adopté par la chambre des députés et semblait près d’être admis par la chambre des seigneurs. Le comte Eulenbourg, ministre de l’intérieur, s’était lui-même rallié à l’amendement, lorsqu’un conseiller délégué de M. de Bismarck lisait une lettre par laquelle le chancelier se prononçait avec vivacité contre la modification introduite dans la loi. Le comte Eulenbourg, sous le coup de ce désaveu, n’avait plus qu’à remettre sa démission à l’empereur. Malheureusement la famille Eulenbourg est depuis longtemps bien placée à la cour. L’empereur a eu vraisemblablement quelque peine à sacrifier son ministre de l’intérieur, et il ne pouvait, d’un autre côté, donner tort au chancelier. Des négociations ont eu lieu, et si le chancelier a donné une satisfaction apparente au ministre de l’intérieur, le comte Eulenbourg ne finit pas moins par se retirer. Ce qu’il y a de parfaitement évident, c’est que M. de Bismarck a l’habitude de procéder à peu près de même avec ceux de ses collègues dont il n’apprécie plus le concours ou qui ne s’associent pas avec un dévoûment sans limites à ses vues, à ses projets. Il ne le cache pas ; le jour où il rencontre chez un de ses collaborateurs un dissentiment, une apparence d’opposition, ce qui est toujours possible avec les fréquentes évolutions dont seul il a le secret, il dit sans plus de façon : « Il faut se séparer! » C’est ainsi que, sans parler de M. Camphausen, si maltraité l’autre jour, il a successivement évincé et M. Delbruck, et M. Falk, et M. Friedenthal. M. de Bismarck ne connaît de solidarité ni avec ses collègues dans le