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prétendant, de celui qui a été Napoléon III, parlant à l’assemblée de 1848 : « Si le peuple m’impose des devoirs, je saurai les remplir. » M. Gambetta ne l’a point entendu de la même manière, cela n’est pas douteux ; on pourrait malheureusement s’y méprendre, il y a des réminiscences ou des analogies toujours malencontreuses. Et pour justifier cet appel à un vote de confiance du pays, à une manifestation solennelle du suffrage universel, sur quoi s’est appuyé M. le président de la chambre ? Il venait justement de s’exprimer ainsi : «Je n’ai pas à dire si j’ai une politique. Je n’ai pas à faire connaître si cette politique différerait de celle du gouvernement. J’ai mes sentimens, mes opinions sur les affaires extérieures : je saurai attendre !.. Oui, je le dis bien haut, j’ai une opinion sur la politique que la France doit adopter avec sagesse, avec précision, avec maturité, avec esprit de suite surtout, afin de prendre la place légitime qui lui appartient et qui n’est pas moins nécessaire aux autres nations qu’à elle-même dans les conseils de l’Europe… J’ai bien le droit d’avoir cette opinion… Est-ce que j’ai cherché, par les moyens légaux qui nous appartiennent à tous, à pousser l’esprit de mes concitoyens vers une politique d’expansion à outrance ? En aucune façon, j’ai toujours gardé le silence. Je n’ai jugé ni critiqué la politique qui a été suivie… Cette réserve, je me l’imposerai, etc. » Tout cela se tient et s’enchaîne. De sorte qu’au moment même où M. Gambetta demande au pays de le « désigner nettement pour remplir un autre rôle, » il déclare qu’il n’a point à dire s’il a une politique, qu’il saura attendre, qu’il a ses opinions, ses sentimens, mais qu’il garde le silence, qu’il sa réserve — « jusqu’au jour » où la France aura parlé.

Fort bien ! Sur quoi veut-il donc que le pays se prononce et vote ? Qu’est-ce donc alors, si ce n’est tout simplement un plébiscite sur un nom, ce qui a toujours passé pour un grand défi à l’inconnu sous le voile d’une manifestation populaire ? Et qu’on ne dise pas que c’est l’usage des pays libres, que lorsque, dans les momens d’élection, M. Gladstone ou lord Beaconsfield s’adressent au peuple anglais, ils ne font, eux aussi, que demander à leur nation de les désigner « pour remplir un autre rôle, » pour prendre le pouvoir. Oui, sans doute, c’est la loi des nations libres. Il y a seulement ici, on en conviendra, quelque différence. Lorsqu’en Angleterre libéraux et conservateurs livrent bataille devant le pays, leurs chefs, qu’ils s’appellent Gladstone ou Disraeli, savent que, s’ils ont la majorité, ils seront appelés au pouvoir dans certaines conditions, ils ne seront que des premiers ministres sous l’autorité traditionnelle et héréditaire de la reine. C’est le jeu naturel, prévu et limité d’avance, des institutions parlementaires, tandis que la manifestation provoquée en France aurait, par la force des choses, même, si l’on veut, par l’entraînement de l’esprit français, un autre caractère. Cette manifestation créerait au dépositaire privilégié de la confiance populaire une position telle qu’elle déborderait de toutes parts