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la musique pour tous, reste maintenant à conquérir le théâtre pour tous. Comment l’obtiendra-t-on ? Je l’ignore, mais ce que je sais pertinemment, c’est que le mieux est de s’en remettre là-dessus à l’initiative privée. Chez Pasdeloup comme chez Colonne, la Chevauchée des Walkyries a fait événement. C’était en quelque sorte la rentrée en grâce de M. Richard Wagner, après un assez long bannissement, d’ailleurs fort mérité ; car, tout grand musicien que l’on soit, on n’en conserve pas moins la responsabilité de sa conduite, et lorsque cette conduite est ignoble, un pays comme le nôtre a le droit de se montrer sévère. C’est toujours un vif regret pour les honnêtes gens de ne pouvoir estimer un homme dont le talent s’impose à eux. Or, avec M. Richard Wagner, force leur est de reconnaître que le talent et le caractère font deux, et quand on oublierait en lui l’insulteur de nos gloires nationales, il faudrait encore se souvenir du farouche révolutionnaire d’autrefois, du héros des barricades de Dresde converti au chambellanisme et devenu piètrement le musicien aulique du roi de Bavière.

Il n’importe, le chambellan qui a écrit cette page de la Walkyrie n’est point un Polonius vulgaire, et sa clé d’uniforme vaut un talisman. Ceci pourtant ne nous empêchera pas d’aborder le morceau par son côté critique ; tout y subsiste par les rythmes et, — grave tort pour de la musique si intentionnellement pittoresque, — pas un seul de ces rythmes n’entre dans la couleur du sujet. Cette prétendue chevauchée ment à son titre : rien du cheval qui hennit, qui trotte ou qui galope. Une croche pointée, une double croche, une noire pointée, — chaque animal ayant en musique une sorte de rythme convenu, — c’est ainsi que pourrait se noter le chant du coq, si nous avions affaire à la fermière du village voisin et non à ces formidables amazones du romantisme scandinave. Passons sur ce détail et cherchons à nous rendre compte du procédé, voyons l’arc se tendre et décocher son trait sous la puissante main du maître. En langage d’atelier, cela s’appellerait une scie ; en réalité, c’est du grand art. De ce rythme d’une mesure les cuivres s’emparent, et voilà tout de suite le cri de la basse-cour transformé en fanfare héroïque et poursuivant sa voie avec une persistance implacable, accompagné par une pédale harmonique en forme de trilles pour les instrumens à vent, en arpèges ascendans pour les violons : donc trois pédales qui se superposent ; pédale harmonique dans l’accompagnement, pédale harmonique dans le trille et, en réalité, pédale encore dans la persistance endiablée du dessin supérieur. Cet art-là, c’est un fait connu, ne procède que par l’audace des combinaisons et l’enchevêtrement de la quenouille. Un moyen que Rossini emploie à l’état simple dans le chœur dansant de Guillaume Tell, la pédale, vous le triplez, le quadruplez, le dynamisez au centuple, et par l’intensité suprême dans l’effort, dans le voulu, vous obtenez sur les natures nerveuses des effets de fascination voisins de l’hypnotisme.