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— et à qui dresserions-nous des autels? Cependant, quelque admiration qu’ils nous inspirent et quoi qu’en dise Carlyle, nous aurions tort de les adorer. Il n’y a de vraiment adorable que la charité absolument désintéressée, et souvent on ne la connaît pas, elle se cache ; les saints sont des conspirateurs qui cherchent l’ombre du mystère. En vérité, religion pour religion, il est permis de préférer le culte des astres au culte du génie, car il est plus facile de croire au désintéressement de l’étoile du matin qu’à celui d’un héros. Qu’ils s’appellent Cromwell ou Luther, si grands qu’ils soient, ils ont tous mêlé des calculs à l’enthousiasme et cherché leur gloire dans leur œuvre. Un jour ou l’autre, chacun à sa façon, ils ont tous prononcé le mot d’un personnage de Shakspeare : « Le monde est mon huître et je l’ouvrirai avec mon épée. »

Malgré sa vive éloquence, malgré sa parole puissante et colorée, Carlyle n’a pas réussi à convertir ses compatriotes à son mysticisme ni au culte des héros. L’Angleterre officielle est demeurée fidèle à ses formules ; l’Angleterre qui pense s’est engagée dans des voies bien différentes de celles qu’il lui marquait. Il a trop vécu, non pour sa gloire, mais pour son bonheur. On le respectait, on l’admirait, mais on ne l’écoutait plus. Il a vu la direction des esprits lui échapper, passer en d’autres mains et son autorité supplantée par des influences rivales qui détruisaient sans merci ce qu’il avait adoré. L’ascendant toujours croissant qu’exerçaient un Darwin, un Herbert Spencer, lui causait de cuisans chagrins ; c’était une écharde dans ses chairs. Le nouvel empirisme qu’ils ont mis en vogue était contraire à toutes ses inclinations, le blessait au cœur, et il a assisté tristement à son triomphe. Cette philosophie, dont il méprisait le terre-à-terre et maudissait les cruautés, fait main basse non-seulement sur la théosophie, sur le mysticisme, mais sur la métaphysique, qu’elle relègue dans le royaume des chimères; elle trouve dans l’évolution fatale et graduelle, dans le progrès insensible, dans l’hérédité, dans l’adaptation au milieu, la raison suffisante de toutes choses. Elle nie les prophètes, elle dissèque les héros, elle applique aux sciences morales la méthode des sciences naturelles, elle ramène tout à la pure nature, et partant elle doit se livrer à de prodigieux efforts de raisonnement pour expliquer non-seulement le génie d’un grand homme, mais un simple acte d’honnêteté et la plus vulgaire des bonnes actions, rien n’étant plus contraire à la pure nature que de ne prendre à son voisin ni son bœuf, ni son âne, ni sa femme, ni sa bourse, quand on peut le faire sans rien risquer.


G. VALBERT.