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Mais le couvreur ne fut pas de son avis, et sans attendre qu’il l’y autorisât, au risque de s’assommer, il s’empressa de reprendre terre. Le mysticisme est un supplice pour qui n’a pas le tempérament mystique, et l’Anglais est de tous les peuples celui qui prend le plus difficilement son parti de passer sa vie entre ciel et terre.

Il y a deux espèces de mystiques. Les uns sont simples comme des colombes et infiniment respectables; les autres sont un peu plus raffinés, ils se plaisent aux obscurités volontaires et ne résistent pas à l’envie de mêler quelque charlatanisme à leurs spiritualités. Le type des mystiques naïfs était ce cordonnier allemand qui s’appelait Jacob Boehme, et dont le roi Charles Ier d’Angleterre avait une si haute idée qu’il envoya tout exprès à Woerlitz un savant pour l’examiner et l’interroger. Henri Heine remarque à ce propos que ce savant fut plus heureux que son royal maître, car pendant que celui-ci perdait la tête à Whitehall par la hache de Cromwell, l’autre ne perdit à Woerlitz que la raison en interrogeant Jacob Boehme. Un peu auparavant avait vécu un autre mystique nommé Paracelse, lequel était beaucoup plus savant que Boehme et un peu plus charlatan. Il a fait de véritables découvertes en chimie, il a étudié le mercure, l’arsenic et l’antimoine; mais il portait un habit écarlate et un chapeau rouge, il avait inventé une panacée et un élixir de longue vie, il se faisait fort de rendre ses disciples immortels, il se piquait de vivre sur un pied d’intimité avec les esprits invisibles qui animent la nature, et il se vantait de fabriquer de toutes pièces des homoocules.

Carlyle n’était point charlatan, personne n’a été de meilleure foi que lui, et il n’a jamais fabriqué d’homoncules. D’autre part, il était beaucoup plus instruit que Boehme, il avait beaucoup de lecture, l’esprit très ouvert et très cultivé, il connaissait son siècle, il lui appartenait par son éducation, en même temps qu’il appartenait au passé par sa façon de sentir, par ses regrets et ses rêves. Aussi était-il en proie aux contradictions, et il ne faut pas s’étonner que sa pensée comme sa parole fussent souvent flottantes et confuses. Il était à la fois libéral et autoritaire, et tour à tour il prêchait l’indépendance ou la soumission. Il vantait les grands émancipateurs, les renverseurs d’idoles, les Luther, les Knox, et quoiqu’il détestât le XVIIIe siècle comme le siècle de l’incrédulité et du persiflage, quoiqu’il reconnût dans la révolution française la marque ou la griffe du diable, il n’a pas laissé de déclarer que le XVIIIe siècle avait une œuvre à faire et que le sans-culottisme lui- même avait sa raison d’être et sa tâche divine. Mais la démocratie ne lui inspirait aucun enthousiasme, il ne voyait en elle qu’un régime provisoire, qu’une transition à quelque chose de mieux ; il se flattait que l’anarchie où nous vivons touchait à son terme et qu’un dieu nouveau ferait rentrer les esprits dans l’obéissance. Servir avec dignité et avec