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intime, car en toute chose il y a une mélodie cachée, une harmonie secrète, qui est son âme. Toutes les pensées profondes sont mélodieuses, il y a de la musique partout, et le chant est notre essence, le reste n’est qu’enveloppe et draperie. »

S’il pensait que le chant est plus divin que la parole, le silence, surtout quand il prend une majuscule, lui semblait plus divin encore que le chant, et s’il faisait cas des musiciens, il estimait davantage les silencieux : — « Le Silence est l’élément où se forment tous les grands desseins, où mûrissent toutes les grandes pensées, destinées à prendre possession du monde et à le gouverner. Malheur à qui n’a rien en lui qui ne puisse se dire ! Le Silence est un trésor et de tous les biens le plus précieux dans ces temps bruyans. » — Il affirmait que les taciturnes, amoureux de l’ombre et de la nuit et dont ne parle aucun journal du malin, sont le sel de la terre, qu’un pays qui n’en possède point ressemble à une forêt où les arbres n’ont pas de racines ; elle est toute en branches et en feuillage et ne sera jamais une vraie forêt. — « O Silence! ô grand empire du Silence, s’écriait-il encore, plus haut que les étoiles, plus profond que les royaumes de la mort! toi seul es grand, tout le reste est petit. » Aussi exhortait-il les Anglais et les Écossais à cultiver avec soin leur grand talent pour le silence, à ne point envier le sort de ces peuples qui aiment à monter sur les tréteaux, à pérorer, à dévider leur chapelet devant l’univers entier, et qui, faute de savoir se taire, deviennent « des forêts sans racines. » On conçoit sans peine qu’il n’ait jamais eu que des sympathies assez tièdes pour les nations romanes et particulièrement pour les Français. Il leur reprochait de ne pas savoir « avaler leur propre fumée. » Peut-être, dans le secret de son cœur, leur en voulait-il aussi d’avoir trop de goût pour les idées claires et de ne pas sentir assez le prix et le charme émouvant d’une majuscule bien placée, sous laquelle on peut entendre « un million de mots. »

Qu’il fît œuvre d’historien ou de philosophe, Carlyle était un poète, et ce poète était un mystique. C’est par là que sa personne et ses livres ont fait événement en Angleterre, car malgré son grand talent pour le silence, l’Angleterre est de toutes les nations du monde la moins encline au mysticisme, celle qui a le plus de goût pour les vérités positives et le plus d’aptitude aux calculs d’intérêts composés, le pays qui produit le plus d’empiriques et d’utilitaires, le pays où l’on rencontre le plus de gens disposés à considérer le monde comme une machine. L’Anglais fait un si grand cas de la mécanique qu’il en met un peu dans la religion et qu’il la réduit volontiers à des pratiques, à des routines, à des formes, à des formules. Carlyle fut un rebelle et il joua le rôle d’un émancipateur. Il brava les préjugés, il combattit les idées reçues, il pratiqua une large brèche dans les murailles de la vieille Sion. Cet