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pérégrinations à travers l’Allemagne; il les sertit et les enchâssa richement, et on les admira beaucoup. Mais s’il avait emprunté aux philosophes allemands quelques-unes de leurs conceptions les plus séduisantes, quelques-unes de leurs théories les plus subtiles, il n’avait point appris d’eux cet art où ils étaient maîtres et qui consiste à tirer d’un principe toutes ses conséquences, à déduire les idées les unes des autres avec une rigueur mathématique de manière à en former un système. Il avait en quelque sorte l’esprit fragmentaire et décousu, ses spéculations étaient faites de pièces et de morceaux, et il ne fut jamais qu’un médiocre dialecticien. Quiconque, après avoir médité le Sartor resartus ou les conférences on Heroes and Hero-worship, se donnera la peine de déchiffrer une page de Spinoza ou de Kant sentira bien vite la différence qu’il peut y avoir entre un philosophe et un simple dilettante en philosophie.

Si Carlyle ne peut être compté ni parmi les grands prosateurs, ni parmi les grands historiens, ni parmi les grands penseurs, il faut reconnaître qu’il y avait en lui l’étoffe d’un grand poète et accuser la nature qui, en le dotant de la plus brillante imagination, lui avait refusé le don du rythme et de la parole cadencée. Il y a des gens qui mettent envers ce qui mérite à peine d’être dit en prose ; Carlyle a passé sa vie à dire en prose ce qu’il aurait voulu chanter en vers. Il était né pour écrire des poèmes et des odes, et ses histoires sont des épopées, ses dissertations philosophiques sont des élégies ou des psaumes. Les abstractions dont il raisonne sont pour lui des êtres animés et très réels; elles ont un visage, des yeux, une bouche, elles pleurent et elles rient, et il cause avec elles, il les interroge, il les apostrophe, il les loue ou les semonce, il les maudit ou les bénit. Ce sont là ses héros et ses maitresses, ses Achille et ses Tancrède, ses Lesbie et ses Clorinde, et pour bien leur témoigner à quel point il les considère comme des personnes vivantes, en chair et en os, il a toujours soin d’écrire leur nom avec une initiale majuscule. Certaines expressions reviennent souvent sous sa plume, il parle sans cesse « du cœur des choses, the heart of things, » et il a cru toute sa vie que les choses avaient un cœur, ce qui à vrai dire nous paraît peu prouvé et difficilement démontrable. Mais pour sa part il n’avait garde d’en douter, quoiqu’un poète grec ait déclaré « qu’il est inutile de dire aux choses des injures ou des tendresses, attendu qu’elles n’en ont cure : οὐδὲν μέλει. »

Carlyle n’avait pas seulement l’imagination d’un poète, il en avait aussi le tempérament, le caractère, les nerfs orageux, les joies et les douleurs, les timidités et les audaces. Tous ceux qui l’approchaient étaient frappés de la vivacité de ses impressions, de l’énergie et même de la violence de ses sentimens. Sa figure rugueuse, grimaçante, aux traits irréguliers, sillonnée de plis profonds, trahissait par son expression