Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses sentences pour des oracles. Cependant, s’il est vrai que le propre du grand écrivain soit d’avoir autant de manières différentes qu’il a de sujets à traiter, Carlyle n’était pas un grand écrivain. Il n’a jamais eu qu’une manière, qui en vérité était bien à lui, c’était celle de Carlyle. Il portait dans tous les sujets le style, le ton, l’accent et même le geste oratoire, car il gesticulait beaucoup. Il prodiguait l’exclamation, il abusait de l’apostrophe et de la prosopopée. De quoi qu’il s’agît, il montait sur le trépied, il vaticinait, et le front enveloppé d’une nuée d’où jaillissaient des éclairs, plein du dieu qui l’agitait, il lui arrivait quelquefois de trépigner comme une sibylle. Quand on l’a beaucoup lu, c’est une bénédiction de relire trois ou quatre pages de Voltaire, sans même se donner la peine de les choisir; les sibylles sont souvent admirables, mais elles se remuent trop, on se lasse vite de leur commerce et de leur éloquence gesticulante.

Carlyle n’était pas non plus un grand historien. On n’étudiera jamais son Commentaire des discours de Cromwell, son Histoire de la Révolution française et de Frédéric II sans en tirer beaucoup de profit; mais ce qui fait l’historien, c’est le besoin de tout comprendre et l’absence de parti-pris, et Carlyle se souciait moins de comprendre que de vanter ce qu’il aimait et de peindre en noir ce qu’il n’aimait pas. Il n’a pas raconté Cromwell, il l’a célébré; il n’a pas expliqué la révolution française, il l’a chantée sur sa lyre, à laquelle il ajouta pour la circonstance une corde d’airain, qui rendait des sons vraiment diaboliques. Quand on s’est grisé de cette musique tour à tour céleste ou endiablée qui porte à la tête et attaque les nerfs, on éprouve un singulier plaisir à relire quelques chapitres de Thucydide; c’est une douche salutaire qui calme les sens et remet l’esprit dans son assiette. Enfin, quelles que fussent la vigueur et la générosité de sa pensée, Carlyle n’était pas un grand penseur. Il a proclamé des vérités utiles et souvent aussi il a déraisonné ; mais dans ses raisonnemens comme dans ses déraisons, il n’y avait pas de méthode, et c’est la méthode qui fait le philosophe. Il fut d’entre tous les Anglais le premier à découvrir l’Allemagne, et cette découverte lui causa de violens transports d’enthousiasme, le plongea dans de longs ravissemens. Il lui parut que, dans le pays qui a produit Schiller et Goethe, Fichte et Hegel, les pensées profondes et sublimes étaient un article courant, une denrée fort commune, qu’il suffisait de se baisser pour les ramasser. En arrivant à l’entrée d’un village d’Eldorado, Candide aperçut des gamins qui jouaient au palet, et il constata avec une vive surprise que leurs palets étaient des topazes, des rubis et des émeraudes; il fut encore plus étonné d’apprendre que ces émeraudes et ces rubis servaient à paver les grands chemins du pays. Carlyle fut émerveillé comme Candide, et il rapporta en Angleterre quelques-uns de ces précieux cailloux qu’il avait recueillis dans ses