Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il suffit d’acheter un petit nombre de boutures et de les faire fructifier, soit en les plantant à demeure, soit en les greffant sur des souches françaises non encore atteintes; qu’il faut surtout s’en tenir aux meilleures espèces connues au moment où on achète, quel qu’en soit le prix; pour un petit nombre le prix est indifférent. L’opération, en effet, qui a pour objet de transformer un vignoble exige une dépense qui va, le plus souvent, jusqu’à payer une seconde fois le fonds; et cette opération ne vaut que par le temps qu’on peut avoir devant soi pour tirer de nombreuses récoltes, non-seulement un revenu, mais l’amortissement des capitaux employés. Si donc il existe entre deux cépages une différence dans la durée, cette différence fût-elle petite, le moins bon des deux, quel qu’en soit le prix, ne vaut plus rien. Il ne faut pas s’en tenir à une seule espèce, parce que plusieurs s’annoncent comme ayant un mérite à peu près égal, et que, si quelqu’une doit fléchir un jour, on ne saurait dire encore quelle est celle qu’il faudra abandonner. Ne pas faire, en conséquence, tout à la fois, mais procéder lentement, afin de répartir la dépense totale sur plusieurs années, et de profiter, chemin faisant, de l’expérience acquise par soi-même ou par d’autres.

Ne perdons jamais de vue cette vérité, que sauver une vigne malade est l’idéal, que remplacer une vigne morte ou mourante n’est qu’un palliatif onéreux, sinon ruineux. Nous sommes, il est vrai, assez loin de l’idéal rêvé[1]. Mais il y aurait folie à se laisser décourager encore. Si les résultats acquis sont médiocres, a-t-on réellement fait tout ce qu’on pouvait faire ? A-t-on bien tiré tout le parti possible de merveilleuses découvertes qui font l’admiration des naturalistes? Je me défends mal, je l’avoue, d’une certaine impatience, pour ne rien dire de plus, en voyant la direction exclusive où on s’obstine, depuis quatre longues années, à concentrer tous les efforts, toutes les ressources. On ne veut voir que l’insecte vivant, et on abandonne ainsi, comme à plaisir, une moitié du champ de bataille, celle où se trouve presque sûrement le point décisif. Mais c’est la loi de ce monde : l’idée n’a de crédit, trop souvent, que le crédit de ceux qui la protègent. L’idée que la destruction de l’œuf d’hiver pourrait sauver une vigne n’a pas encore fait son chemin.


PROSPER DE LAFITTE.

  1. J’ai eu l’occasion de discuter les principaux traitemens connus au congrès viticole de Clermont-Ferrand, dont un compte-rendu fidèle et très complet est publié par fragmens dans la Vigne française.