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fallut prendre des mesures pour la faire cesser. On renvoya plusieurs émigrés ; on en emprisonna d’autres qui appartenaient à l’armée. Des ordonnances sévères furent édictées pour maintenir l’ordre. Du même coup, on prohiba le jeu, qui exerçait ses ravages parmi les militaires ; en outre, tous ceux qui portaient un uniforme furent impérieusement invités à se rendre à la messe le dimanche.

Au cours de ces complications, la politique ne chômait pas. Les négociations qu’il avait engagées avec l’Europe absorbaient M. de Calonne, mais sans grand profit. Il adressait de pressans appels aux armes étrangères, les tournait et les poussait contre la France avec une ardeur qui indignait les patriotes et arrachait à Cazalès ce cri navré, un jour qu’il avait vu dans les rues de Coblentz des émigrés en extase devant les Prussiens : « Malheur à qui appelle l’étranger dans son pays ! »

Monsieur et le comte d’Artois appuyaient de tout leur crédit auprès des grandes puissances le ministre investi de leur confiance, qui travaillait avec eux tous les jours. Au reste, ils vivaient à Coblentz comme ils avaient vécu à Paris. Chacun d’eux avait son cercle et sa cour, le comte d’Artois chez madame de Polastron, si belle, si bonne, si dévouée à ses amis et auprès de qui il retrouvait les siens, François d’Escars en tête ; Monsieur chez la comtesse de Balbi, attachée à la maison de Madame et où se réunissaient chaque soir autour de lui le duc d’Avaray, le duc de la Châtre, le duc de Gramont, MM. de Vergennes et de Mesnard. Entre les deux salons, ce n’étaient que cabales, commérages, jalousies et rivalités. On aimait Mme de Polastron, qui n’obéissait en toutes choses qu’à son cœur ; on redoutait Mme de Balbi, qu’on savait en possession de la faveur de Monsieur, en même temps qu’habile à s’en servir au profit de ses intrigues et de ses ambitions. Le prince se rendait chez elle tous les soirs, à l’heure où elle revenait de chez Madame. Une nombreuse société attendait la favorite dans sa propre maison. Elle faisait sa toilette devant tout le monde ; on la coiffait, on lui passait sa chemise, sa robe, ses bas, si vite que personne n’y voyait rien. Monsieur, assis en face du feu, jouait avec sa canne, dont il glissait, par une vieille habitude, l’extrémité dans son soulier ; il contait des anecdotes, commentait les scandales du jour, provoquait aux jeux d’esprit et aux bouts rimes. Sur le tard, quand on n’allait pas faire acte de présence à la comédie allemande ou chez le prince électeur, on mettait les combinaisons politiques sur le tapis ; là, venaient aboutir tous les échos de la ville, ces cancans inventés par l’oisiveté des émigrés, comme cette accusation lancée sans preuves contre M. Dietrich, maire de Strasbourg, d’avoir voulu faire empoisonner