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tardait pas à paraître. Malgré sa présence, M. de Calonne les dominait toutes, fort de l’appui des princes et de la confiance de l’Europe, à laquelle il adressait manifestes sur manifestes.

Autour de Monsieur et de son frère, confortablement établis dans le château de Schumberloust, mis à leur disposition par le prince-électeur, il créait une cour, faisait revivre le cérémonial de celle de France, les grandes charges, la maison militaire des princes, leurs pages, leurs mousquetaires, leurs chevau-légers, le guet de leurs gardes, monté sur des chevaux à courte queue, portant l’uniforme vert, avec paremens, revers et collet cramoisi, galonnés en argent. Puis il constituait un ministère, gardait pour lui les affaires étrangères, la police et les finances, confiait la guerre au maréchal de Broglie, se substituait à l’électeur de Trêves dans le gouvernement de la principauté, s’arrogeait le droit sur cette terre hospitalière qui donnait asile à ses princes et à leurs partisans, de faire arrêter et emprisonner des officiers français, — il y en eut jusqu’à deux cents dans la forteresse, — négociait avec l’Europe, cherchait à contracter un emprunt. En un mot, il devenait l’âme de cette société affolée, où d’avides ambitions exerçaient leur empire, où l’on vivait dans l’espoir de reconquérir la France, — espoir chimérique, entretenu cependant par l’attitude des puissances, et surtout par les encouragemens du roi de Suède, ce Gustave III, destiné à un trépas tragique, qui embrassait avec ardeur la cause des Bourbons dépossédés.

En même temps qu’il créait une cour et un gouvernement, M. de Calonne créait une armée, obligeait tout émigré venu à Coblentz à s’enrôler ou à déguerpir, vendait des compagnies, des brevets, des grades, beaucoup plus préoccupé de se créer des ressources que de confier le commandement aux plus dignes, glorifiant ainsi la puissance de l’argent et inaugurant un système de vénalité qui indignait les vieux militaires.

Dans cette armée improvisée, on comptait des centaines d’officiers, chefs sans soldats pour la plupart, car encore qu’on annonçât chaque jour l’arrivée de vingt régimens partis de France, les troupes manquaient à ces cadres trop brillans. Les uns affichaient avec ostentation un luxe effréné ; les autres, oisifs, inquiets, turbulens, préludaient aux privations et aux souffrances que leur réservait l’avenir. Chaque engagé recevait dans l’infanterie 45 livres, dans la cavalerie 75. Les plus riches étaient invités à abandonner leur solde à la caisse au profit des plus pauvres. Mais, en dépit de ces sacrifices demandés au dévoûment personnel, l’armée coûtait gros. Si souvent manquaient les moyens de vivre que l’électeur de Trêves, qui déjà fournissait la presque totalité de l’ordinaire des