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avaient pour défenseur Mgr de Frayssinous. La rhétorique aimable, la parfaite convenance, le ménagement des personnes, les qualités élégantes et distinguées, ne pouvaient pas lutter victorieusement contre la fougue, la hauteur, et contre la logique souveraine des choses. Le talent ne pouvait l’emporter sur le génie et l’éloquence; et l’évêque d’Hermopolis, malgré deux remarquables discours dont nous parlerons, n’était pas une barrière contre l’ultramontanisme. On sentait que le vieux monde ecclésiastique s’en allait lui aussi avec les prélats politiques et les abbés de cour, pour faire place à un clergé d’un caractère différent et se recrutant dans la démocratie.

Les attaques à outrance de Lamennais visaient particulièrement l’arrêt célèbre rendu par la cour royale de Paris, le 4 décembre 1825, arrêt prononcé par le premier président Séguier dans l’affaire du Constitutionnel et dont les considérans signalaient les dangers d’une doctrine religieuse menaçant à la fois l’indépendance de la monarchie et les libertés publiques garanties par la charte et par la déclaration de 1682, proclamées droit de l’état.

Le fond même de la doctrine de Lamennais avait une bien autre importance. Nul gouvernement n’était possible, selon lui, si les hommes n’étaient liés par des croyances communes, fondées sur la notion du devoir. La société politique ne faisait que recouvrir la société spirituelle. Si celle-ci se dissolvait, l’autre périssait. La grande action du catholicisme sur les gouvernemens était allée croissant durant des siècles; mais enfin la résistance des puissances temporelles avait affranchi les rois de cette haute juridiction qui coordonnait l’ordre politique à l’ordre religieux. Il y avait eu dès lors deux sociétés, l’une fondée sur le devoir, l’autre sur les intérêts. C’était Louis XIV, par la déclaration de 1682, qui avait proclamé cette séparation. Il avait ainsi fait du despotisme la loi fondamentale de l’état et préparé la dissolution sociale. La philosophie et la révolution l’avaient achevée.

Telle est l’idée générale qui inspire la première période intellectuelle de Lamennais. Se plaçant au point de vue de la théocratie pure, il écarte nos lois modernes parce qu’elles sont essentiellement laïques. Il lui faut le rétablissement des tribunaux ecclésiastiques, la suppression du mariage civil, la peine du parricide appliquée au sacrilège ; il lui faut surtout le privilège exclusif pour l’église de l’éducation de la jeunesse française. L’unité parfaite des croyances a pour corollaire l’unité de l’état ; de là l’incompétence de l’état en matière pédagogique; et comme il sent sa propre insuffisance, le grand écrivain, plein de foi alors, s’adressant au comte de Senft, s’écrie : «Comme il serait à désirer que Rome parlât! Un mot d’elle tuerait à jamais les fausses doctrines qui nous menacent du schisme. Le temps presse plus qu’on ne croit : nous approchons d’une crise terrible;