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finale de la volonté dans l’anéantissement de tout vouloir, de toute conscience, de toute individualité. Le règne à venir de l’amour universel, s’il se réalise jamais, ne nous semble plus devoir être celui de l’inconscient absolu, mais bien celui de la conscience en sa plénitude; au lieu d’être l’abolition des personnalités, il devra être leur achèvement et leur mutuelle union.

L’impératif catégorique de Kant, avec son fondement inaccessible dans un monde transcendant et supérieur à l’intelligence, revenait à dire : — Conforme le monde donné, ou tout au moins conforme-toi toi-même à un monde inconnaissable qui ne t’est pas donné et au fond ne peut l’être. — Feuerbach et Czolbe, revenant au point de vue « immanent » et naturaliste, déclaraient au contraire immorale l’orgueilleuse prétention de s’élever au-dessus de la nature, et ils posaient comme impératif le précepte suivant : « Contente-toi du monde donné. » Schopenhauer et son école, trouvant l’univers indigne de notre approbation, disent : « Anéantis le monde donné. » Lange, s’inspirant des poésies philosophiques de Schiller, tout en parlant avec Kant de devoir et d’impératif catégorique, semble au fond se contenter d’un précepte de ce genre : — Embellis dans ta pensée le monde donné par la conception ou le rêve poétique d’un monde purement idéal. — Il ne montre pas comment il y a dans l’idéal même une force de réalisation selon les lois de la nature, et il le laisse par conséquent à l’état de contemplation esthétique : « C’est, dit-il, un monde où nous pouvons nous réfugier et nous affranchir du monde des sens, et où nous retrouvons la patrie véritable de notre esprit[1]. » Mais le problème n’est pas seulement de rêver un monde supérieur et de s’y réfugier par la pensée loin du réel; il faut le faire descendre de notre pensée même dans les faits. Aussi, pour réconcilier dans ce qu’ils ont de vrai les divers préceptes moraux, proposerions-nous volontiers, sinon comme impératif, du moins comme persuasif, un précepte qui nous semble plus en rapport tout à la fois avec les résultats positifs de la science et avec les spéculations de la métaphysique : — Efforce-toi de transformer le monde donné, conformément à ses propres lois, par l’idéal que tu te donnes et qui peut être lui-même le premier facteur de sa future réalisation. — C’est sur ce principe moral et sur ces inductions métaphysiques qu’on pourrait, à notre avis, en face de la philosophie allemande « du désespoir, » tenter d’élever, en conformité avec l’esprit même de notre nation, ce que nous appellerons une philosophie de l’espérance.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voir la préface du second volume de l’Histoire du matérialisme (1875).