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qu’on peut appeler la souffrance divine. » Cette souffrance remplace « la participation chimérique à la suprême béatitude » rêvée par les mystiques. Elle n’est du reste elle-même qu’un inter- médiaire pour arriver à un état supérieur, tranquillité parfaite, paix du néant, nirvana. Le dernier mot de la morale est la délivrance, non celle de l’individu, que la mort affranchit naturellement, mais celle de l’Un-Tout, la rédemption de l’Être absolu. « L’existence réelle est l’incarnation de la divinité; le processus du monde est l’histoire de la passion du Dieu fait chair et en même temps la voie qui mène à la libération du crucifié; la moralité consiste à coopérer à l’abréviation de ce chemin de souffrance et de rédemption[1]. » — Heine avait bien raison de dire que tout métaphysicien allemand recouvre un théologien.

Nous n’insisterons pas sur les moyens abréviatifs que M. de Hartmann a proposés pour délivrer plus vite le grand crucifié. Ces moyens sont connus. L’absolu n’ayant pas assez de pouvoir pour sortir lui-même de sa croix et mettre fin au malheur de l’existence, c’est l’homme qui est chargé d’accomplir l’opération. L’humanité, nous dit M. de Hartmann, finira par concentrer en elle-même une « somme d’énergie » en comparaison de laquelle tout le reste des forces de l’univers sont comme zéro. Ne croyez pas qu’alors, étant omnipotente, l’humanité aura trouvé moyen de rendre la vie tolérable, de résoudre, ou à peu près, les problèmes politiques et sociaux, d’avoir seulement, par exemple, du pain à bon marché, une bonne hygiène, une vie plus longue, un état de paix; non, selon le prophète allemand, au moment même où l’humanité sera devenue plus puissante que tout le reste de la nature, elle sera plus impuissante que jamais à sortir de sa misère. Avec le pouvoir et l’intelligence s’accroîtra le malheur. C’est alors, comme on sait, qu’un beau désespoir viendra à notre secours. Au signal de l’électricité, tous les hommes d’un commun accord accompliront le grand acte de délivrance universelle : avec eux, tous les animaux cesseront de vivre, la terre tombera en poussière, le soleil, auquel nous croyions que notre pensée allumait sa flamme, s’éteindra; notre nébuleuse, perdue comme un point dans l’immensité, les autres nébuleuses, les étoiles situées à l’infini et dont les rayons n’ont pas même eu le temps de parvenir jusqu’à nous, l’univers enfin, dont notre science n’a pu jusqu’ici anéantir un atome, s’anéantira par la seule volonté de ces atomes pensans qu’on appelle des hommes. Nous soufflerons sur le monde comme sur une lumière, et tout rentrera dans la nuit morne de l’inconscient.

  1. Phénoménologie, p. 871.