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monisme pessimiste. D’une part, « en vertu de la communauté d’essence entre les hommes qu’exprime la formule bouddhiste : — Cette chose, c’est encore toi-même, — nous avons vu que la recherche du bien universel devient la loi morale ; » mais, d’autre part «la communauté d’essence des individus dérive de la communauté d’essence entre l’individu et l’absolu; dès lors, au-dessus de l’humanité même s’élève un but supérieur, et la loi morale finit par apparaître comme le dévoûment absolu de l’individu aux fins de l’être universel. » Ainsi, la morale du bonheur se trouve finalement subordonnée à celle du progrès. Il s’agit maintenant de déterminer avec précision quel est le dernier terme da progrès même, quelle est, comme dit M. de Hartmann, la « fin absolue. » Nous touchons ici aux derniers mystères de l’évangile néobouddhiste ; il s’agit toujours de savoir si la morale pessimiste pourra triompher définitivement de l’égoïsme épicurien, qu’elle a l’ambition d’anéantir en sa racine la plus profonde. Pour résoudre ce problème, nous allons voir le pessimisme, par une évolution curieuse, se métamorphoser en un optimisme d’un genre nouveau.


V.

La fin absolue de tous les êtres, nous dit M. de Hartmann, ne peut être que la fin de l’être absolu lui-même. Il semble d’abord qu’un successeur de Kant devrait hésiter à se prononcer sur la nature de cette fin; mais M. de Hartmann n’hésite pas un instant et nous révèle que la fin de l’absolu, par analogie avec la nôtre, est le bonheur, rien autre chose. On objectera peut-être que cette fin pourrait être la moralité, « mais, répond M. de Hartmann, l’absolu ne peut avoir pour fin la moralité, puisque la moralité consiste précisément dans la soumission à ses fins. » Cet argument ne constitue-t-il point une pétition de principe? Les partisans de la moralité soutiennent, à tort ou à raison, non pas que Dieu se soumet à une moralité étrangère et à une fin extérieure, mais qu’il est la moralité même et la fin même, que par conséquent la fin divine coïncide avec la fin humaine; or le raisonnement de M. de Hartmann ne fournit aucune réponse à cette hypothèse. Prenons-le cependant pour valable et poursuivons. Puisque la fin de l’absolu, continue M. de Hartmann, est le bonheur, il en résulte qu’en travaillant aux fins de l’absolu, nous travaillons à notre propre bonheur. Or c’est ce qui fournit enfin la conciliation tant cherchée entre le dévoûment et l’intérêt : — Comme je participe à la fois, dit M. de Hartmann, de l’absolu et de l’individualité, en travaillant pour l’absolu