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relatif. En un mot, dans l’inconscient, nous ne pouvons plus nous aimer les uns les autres, parce que les uns et les autres nous n’y existons plus; et dans le domaine de la conscience, nous ne pouvons pas davantage nous aimer, parce que là nous sommes divisés entre nous et que chacun est renfermé, — provisoirement sans doute, mais invinciblement jusqu’à la mort, — dans son cerveau spécial et dans son organisme individuel.

Parmi les disciples mêmes de Schopenhauer, il en est un, Bahnsen[1], qui, plus ou moins fidèle à la vraie pensée du maître commun, est entré en lutte avec M. de Hartmann sur la question présente. Bahnsen admet la nécessité de ne pas considérer la personne humaine comme un simple phénomène illusoire et passager. « La conscience morale du dévoûment et du sacrifice, dit-il, implique une valeur de la personne qui dépasse la sphère phénoménale. L’être individuel et la vie individuelle doivent être regardés comme ayant une valeur supérieure à celle d’un phénomène sans conséquence, si on veut attribuer au sacrifice qu’on en fait une sainteté vraiment morale. » Nous venons de voir M. de Hartmann raisonner d’une façon tout opposée. Aussi répond-il à l’objection de Bahnsen : — « Pour que le sacrifice du moi ait une valeur, il n’est pas nécessaire que le moi lui-même ait une valeur plus que phénoménale et une indépendance réelle; il suffit que nous ayons l’illusion de cette indépendance individuelle et que nous ne puissions y échapper dans le domaine de la conscience, tout en reconnaissant par la raison l’inanité des distinctions individuelles au sein de la substance universelle[2]. » L’indestructible illusion qui nous fait croire à notre individualité, ajouta M. de Hartmann, est ce que les Hindous appelaient le voile de mâyâ : la nature nous enlace de ce voile pour nous conduire à ses fins, et nous ne pouvons en dégager ni notre main, ni nos membres, ni même notre tête, mais le voile n’en est pas moins transparent pour l’œil de la raison : derrière la multiplicité des mailles, dont chacune semble avoir son existence indépendante, la raison entrevoit l’indissoluble unité du tout. « Malgré cette transparence abstraite du voile de mâyâ, conclut M. de Hartmann, il faut regarder comme un mérite la force morale qui triomphe de l’indestructibilité concrète propre à l’individualité de la conscience, et qui produit ainsi le dévoûment et le sacrifice. Nous n’avons pour cela nul besoin de recourir à une indépendance substantielle de l’individu. » Mais M. Bahnsen aurait pu répliquer à son tour que, si les personnalités,

  1. Mort récemment.
  2. Voir les études de M. de Hartmann sur Bahnsen dans la Revue philosophique, 1877.