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repose la morale ésotérique du bouddhisme, non la base de la morale chrétienne. Persuadez-vous fermement et intimement de cette vérité qu’un seul et même être sent ma douleur et la vôtre, mon plaisir et le vôtre, et n’est associé qu’accidentellement à tel ou tel cerveau : alors seulement l’égoïsme exclusif sera extirpé en vous jusqu’à la racine. » — Le moyen est-il aussi sûr que le croit notre philosophe ? Nous ne le pensons pas. Quoiqu’il puisse être vrai, à un certain point de vue, de nous considérer tous comme un seul et même être et de regarder l’égoïsme du moi, sinon le moi lui-même, comme une illusion, on se demande s’il est possible de déduire une véritable fraternité des prémisses panthéistes et bouddhistes posées par l’école de Schopenhauer. D’abord, faire dépendre la fraternité humaine de la foi panthéiste, c’est la faire dépendre d’un dogme métaphysique et religieux dont la démonstration est plus que douteuse. Puis, en admettant ce dogme ou ce a mystère, » est-il bien vrai que l’unité essentielle de l’être commande soit la pitié, prêchée par Schopenhauer, soit la bienfaisance rationnelle des êtres les uns à l’égard des autres, prêchée par M. de Hartmann ? Non. En tant que je vous considère dans la racine même de votre existence, c’est-à-dire dans la a Volonté absolue, » je ne puis avoir pitié de vous, car vous n’existez pas encore comme individu voulant et souffrant dans cette cause suprême où le sujet et l’objet se confondent, dans ces profondeurs de l’inconscient où toute différence s’évanouit. C’est donc seulement de votre conscience, de votre moi souffrant que je puis avoir pitié ; mais cette conscience, selon vous, n’est qu’un phénomène fugitif, ce moi n’est qu’une illusion ou un accident ; comment donc le prendrais-je assez au sérieux pour en faire un objet d’amour, pour me sacrifier même au besoin en sa faveur ? Tout au plus en effet pourra-t-il m’inspirer cette sorte de « compassion » dont parle Schopenhauer, et que nous éprouvons même en face des êtres les plus inférieurs. Mais cette compassion ne détruira pas mon égoïsme, car, si nous sommes un dans l’inconscient, nous sommes deux dans la conscience, nous sommes deux consciences, deux phénomènes différens et parfois opposés l’un à l’autre ; pourquoi donc, dans cette sphère de la diversité et de la lutte, vous préférerais-je à moi ? Pitié bien ordonnée et charité bien ordonnée commence par soi-même ; si vous souffrez, je souffre aussi, et peut-être plus que vous. Au reste, l’égoïsme pratiqué dans la sphère de la conscience peut fort bien se concilier avec une sorte d’amour platonique tourné vers le grand Inconscient. Voyez les mystiques : tout en aimant Dieu, ils pouvaient céder à la tyrannie de la chair ; je puis de même, tout en vous aimant dans l’absolu, céder aux nécessités qui nous séparent dans ce monde