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et de toute intelligibilité, c’est-à-dire au fond celles qui ne se manifestent pas? — Nous ne saurions accepter ce mépris de l’intelligence pour elle-même : si l’intelligence croit embrasser mieux la réalité fondamentale quand elle s’est volontairement crevé les yeux, elle se trompe, car personne plus que les aveugles n’est exposé à prendre le faux pour le vrai. Schopenhauer, dans sa métaphysique et dans sa morale, imite les théologiens et leurs déclamations contre la raison : on peut lui appliquer le mot de Diderot : — L’homme n’a qu’une petite lumière, la raison; il la souffle et prétend ensuite mieux se conduire !

Concluons que le premier principe de la morale, chez Schopenhauer, est un mystère inintelligible et rationnellement absurde : opposer le moral à l’intellectuel, la volonté à la pensée, c’est en définitive placer le moral dans ce qui est proprement le matériel, le résultat de l’organisme et de ses tendances aveugles; c’est aussi placer la volonté là où réellement nous ne voulons pas encore et où c’est la nature qui veut pour nous.

Supposons cependant qu’il existe une volonté absolue et inconsciente au fond des choses, et que, contrairement à la définition même de cette volonté indéterminable, nous puissions déterminer quelques-uns de ses attributs. Quels sont ceux dont Schopenhauer et ses disciples lui feront don, afin de pouvoir fonder sur ce principe une morale? — L’attribut essentiel de la volonté, selon Schopenhauer, c’est la liberté. Il faut en effet, pour rendre sa morale possible, que la volonté soit libre de deux manières, premièrement dans l’acte initial par lequel elle a voulu vivre et s’incarner au sein du monde sensible; secondement dans l’acte suprême par lequel elle renonce à vivre et s’anéantit. Le premier de ces actes, le « vouloir-vivre » est au fond l’immoralité même, selon Schopenhauer; il faut donc bien qu’il soit libre pour être blâmable. Le second est la moralité même; il faut donc aussi qu’il soit libre pour être louable. Telle est en effet la doctrine que Schopenhauer semble soutenir. Quant aux preuves de cette doctrine, elles se réduisent à une pure hypothèse empruntée à Kant, celle de la « liberté intelligible » coexistant avec la « nécessité sensible. » Seulement, Kant présentait cette liberté comme simplement possible et il ne lui attribuait de certitude qu’au point de vue moral : — « Une liberté inaccessible à l’intelligence, disait-il, peut exister en dehors du monde sensible et de l’expérience intime : voilà le premier point; et il faut qu’elle existe pour que le devoir soit réel : voilà le second point. » — Supprimez le devoir, il n’y a plus aucune raison d’ affirmer une telle liberté, qui n’est qu’une conception négative et invérifiable. Or Schopenhauer, comme