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a-t-il cru apercevoir cette voie qu’il se retrouve en face d’une difficulté nouvelle. La volonté, qu’elle soit ou non le fondamental en nous et hors de nous, ne peut être saisie que par la conscience. «La chose en soi, dit lui-même Schopenhauer, ne peut être donnée que dans la conscience, puisqu’il faut qu’elle devienne conscience d’elle-même. » Par malheur, tout acte de conscience qui se rend compte de soi est un acte intellectuel. Les objections que Schopenhauer adressait tout à l’heure à l’intelligence en général, on peut donc les adresser aussi bien à toute conscience, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait lui-même. « La conscience, dit-il, se produit sous la forme invariable du temps, de la succession. » On est donc fondé à se demander si la réalité, pour arriver à prendre conscience de soi et à se voir, n’est pas obligée de se déformer, de se réfracter dans un organisme qui l’altère. Or, s’il en est ainsi, la conscience que j’ai ou crois avoir de ma volonté n’a pas plus le privilège de l’objectivité que tout le reste. C’est ce que Schopenhauer semble oublier. Pour dégager cette conscience, il est obligé d’en supprimer tout l’intellectuel, comme trompeur et illusoire. Mais si vous éliminez ainsi de l’activité intérieure et morale tout élément de détermination intellectuelle et de conscience, il est évident que vous aurez fait la nuit pour l’intelligence et, de ce qui restera dans cette nuit, vous ne pourrez plus rien dire, pas même s’il reste réellement quelque chose, encore moins si cette chose est le moral ou, plus simplement, le volontaire. De quel droit Schopenhauer appelle-t-il donc la chose en soi une volonté? Ce mot n’a plus de sens, car il désigne, selon lui, une volonté inconsciente, sans motifs, une volonté aveugle, inintelligente et inintelligible, qui ne peut même pas avoir de but ni de fin, qui n’est ni désir, ni tendance déterminée, ni force proprement dite. Aussi Schopenhauer, après nous avoir dit et redit que tout s’explique par la volonté, est obligé d’avouer que la volonté même n’est qu’un mot. « Pour conclure, dit-il, l’essence universelle et fondamentale de tous les phénomènes, nous l’avons appelée volonté, d’après la manifestation dans laquelle elle se fait connaître sous la forme la moins voilée ; mais par ce mot nous n’entendons rien autre chose qu’un X inconnu[1] . » Dès lors, appelez-la X et non pas volonté; car un X véritable exclut toute détermination, et vous ne pouvez même pas savoir si ce que vous saisissez en vous comme volonté est la « manifestation la plus immédiate » de X, car vous ne savez pas comment X se manifeste, ni s’il se manifeste. De plus, pourquoi ses manifestations les plus immédiates seraient-elles celles qui sont en dehors de toute intelligence

  1. Voyez die Welt, II, ch. XVIII et XXV.