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continue de le commettre toute sa vie : on l’appelle dans l’école le dénombrement imparfait. Combien de nos auteurs dramatiques et même de nos romanciers le commettent quotidiennement ! C’est une conséquence presque inévitable de l’excès de centralisation littéraire. On ne connaît assez ni la province ni même Paris tout entier. On ne peint donc qu’un certain monde, raffiné dans le vice comme dans l’élégance, infiniment curieux d’ailleurs parce qu’il est infiniment complexe, formé par la réunion de gens accourus de tous les coins de la terre, et parce que les idées, les sentimens, les passions y subissent les déformations les plus rares, les plus originales, les plus inattendues. Aussi leur littérature n’est-elle qu’une collection de cas pathologiques. Rien de parfaitement sain ni de parfaitement simple. La fille surtout les préoccupe étrangement. Il est clair qu’elle est devenue depuis quelques années la terreur de M. Dumas. Lisez la préface non-seulement mystique, mais apocalyptique par endroits, qu’il a mise à la Femme de Claude. « Et cette Bête formidable ne disait pas un mot, ne poussait pas un cri ! On entendait seulement le choc de ses mâchoires, et dans ses entrailles le bruit rauque et continu de ces roues des grandes usines qui tordent ou fondent, sans le moindre effort, les métaux les plus durs. » Vous voyez, en passant, le procédé. Quelque chose d’effrayant, d’énorme, d’indistinct dont on essaie de préciser le contour au moyen de métaphores que l’on emprunte à la science, — tantôt à la mécanique, nettes en ce cas, précises et dures ; — tantôt à la chimie, plus confuses, plus troubles alors, où toute sorte d’ingrédiens bouillonnant pour former une combinaison nouvelle ; — tantôt encore à la physiologie, hardies, grossières, et voisines de quelque obscénité. Je dois aussi rappeler pour mémoire les pages si curieuses et d’une observation si juste, que l’année dernière dans sa brochure : les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent, M. Dumas consacrait à peindra la constitution lente, insensible, régulière d’une espèce de monde officiel, si je puis dire, de la galanterie.

Mais ou M. Dumas a. tort, c’est quand il étend ses conclusions au-delà de ses prémisses et qu’il croit reconnaître la Bête, comme il l’appelle, dans tous les mondes indistinctement, au plus haut comme au plus bas de l’échelle sociale. Tant qu’il n’a pas voulu conclure au-delà de ce qu’il avait vu, M. Dumas nous a donné les œuvres fortes de sa jeunesse et de sa maturité, la Dame aux Camélias, un Père prodigue, la Question d’argent, le Demi-Monde, les Idées de Madame Aubray, la Princesse Georges, et tout ce que j’omets pour ne pas prolonger l’énumération. Les qualités qu’il avait alors, les a-t-il perdues ? Nullement, et non pas même cette vivacité de dialogue, en quelque manière agressive, qui semble un privilège des œuvres de jeunesse. Quant à la puissance de maniement scénique, elle est entière, toujours entière et toujours surprenante, aussi bien, en 1881, dans la Princesse de Bagdad, que dans l’Etrangère, en 1876.