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Le moment où Milutine était appelé au ministère (avril 1866) était peu propice aux nouveautés. C’était au lendemain de l’attentat de Karakazof, le premier Russe qui ait osé porter la main sur le tsar. Cet attentat avait amené dans le gouvernement, jusque-là incertain et vacillant, une sorte d’évolution dans le sens conservateur. L’influence de Nicolas Milutine en pouvait sembler sérieusement atteinte : ce fut le moment où il fut nommé ministre, mais ministre de Pologne. Il est vrai que le général Mouravief, la veille encore en demi-disgrâce, était vers le même temps appelé à la tête du gouvernement, comme le fut quatorze ans plus tard, en pareille circonstance, le général Loris-Mélikof.

Les amis de Milutine espéraient encore le voir prendre en des jours meilleurs un rôle prépondérant et revenir enfin à la direction des affaires intérieures, dont il avait été écarté en 1861. Ces rêves ne devaient point se réaliser. Milutine ne devait siéger que quelques mois au comité des ministres et il allait y épuiser le reste de ses forces à batailler pour les affaires polonaises.

Pendant ce temps avait lieu entre les deux voisins de la Russie la rapide guerre de 1866, prélude de celle de 1870. Dans une lettre à sa femme, alors à la campagne, Milutine écrivait, au lendemain de Sadowa : « La défaite des Autrichiens est complète : les Prussiens les ont battus à plate couture. A présent, ces derniers vont tellement s’enorgueillir qu’il n’y aura plus moyen de les tenir. Pour nous, le fait n’a rien d’agréable[1]. » En 1870, alors que, malade et paralysé, il était depuis quatre ans retiré des affaires, Nicolas Alexèiévitch éprouva, dit-on, une véritable douleur en apprenant les défaites de la France. A part ses naturelles et clairvoyantes inquiétudes pour son pays, Milutine avait pour le nôtre, où son nom était l’objet de tant d’attaques, une préférence qui ne se démentit jamais. De Saint-Pétersbourg ou de Varsovie, quand il était au pouvoir, l’un de ses soucis était de redresser, au moyen de la presse, l’opinion française au sujet de la Russie[2]. Quand on lui apprit la capitulation de Sedan, Milutine, m’assure-t-on, refusa d’abord d’y ajouter foi et crut qu’on abusait de son infirmité pour lui en faire accroire.

Chose à noter, le même homme écrivait, une année plus tôt, à propos d’une nomination en Pologne : « Je me méfie moins des Allemands que des Polonais[3]. » Ce mot, tracé à la hâte, eût pu longtemps servir de devise à la politique russe en Pologne. A force de combattre le polonisme, la Russie a, malgré elle, dans les

  1. Lettre du 5 juillet 1866.
  2. Je trouve la trace de cette préoccupation dans plusieurs de ses lettres, particulièrement dans celles à M. T., attaché à l’ambassade rosse de Paris.
  3. Lettre à Tcherkasski du 8/20 février 1865.