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saurait se montrer chez eux que lorsque tout lien avec ces traditions sera brisé, et que sur la scène apparaîtra un acteur inconnu dans l’histoire de la Pologne, — le peuple. »

Ce noble langage est remarquable à plus d’un titre. Comme le disait Milutine, c’est la Russie qui, par ses lois agraires et sa nouvelle organisation communale, a fait sortir le peuple polonais de. l’abaissement où il était réduit depuis des siècles, et cette révolution, c’est la Pologne qui en doit profiter la première. En relevant la population rurale, en dotant les pays de la Vistule d’une nombreuse classe de paysans propriétaires, Milutine a renouvelé, avec les couches inférieures du peuple polonais, la nationalité polonaise elle-même. Grâce à lui et à ses amis, des mains russes ont fait ce qu’avaient inutilement rêvé les démocrates du royaume ; au lieu d’une étroite base aristocratique, elles ont préparé pour l’avenir à la nationalité polonaise une large base populaire. A cet égard, loin de devoir être considérés comme les ennemis et les destructeurs de la nationalité lékhite, Milutine et Tcherkasski mériteraient peut-être plutôt d’en être regardés comme les régénérateurs. Partout, en effet, c’est au fond du peuple que le sentiment national jette ses plus solides racines, c’est du cœur du peuple qu’il est le plus difficile à extirper[1].

On ne saurait s’étonner que quelques Russes aient tiré de là un argument contre les plans de Milutine en faveur des populations rurales de la Vistule. L’un des ministres du tsar me racontait, le printemps dernier à Pétersbourg, qu’à l’époque où l’on discutait les lois agraires de 1864, un des adversaires des Milutine, des Samarine et des Tcherkasski formulait ainsi son opposition : « Aujourd’hui, nous n’avons en face de nous, dans le royaume, que 300,000 Polonais ; avec la nouvelle organisation rurale, nous en aurons, dans trente ans, vingt fois plus. » On ne saurait reprocher à Milutine et au gouvernement russe de ne pas s’être arrêté devant une pareille objection. Pour prévenir tout danger de ce côté, la Russie a du reste un moyen simple : respecter la nationalité de ses sujets polonais, leur langue, leur religion, leurs mœurs.

Comme le moujik russe dont Samarine se plaisait à célébrer la transformation[2], le paysan mazovien, jadis humble et rampant, naguère encore pressé de baiser les pans de l’habit du noble ou du fonctionnaire, a depuis quinze ans pris une tout autre attitude. Il se sent homme aujourd’hui, il a pris conscience de son individualité, de ses droits civils ; pas plus qu’en Russie cependant, et

  1. La langue russe est à cet égard d’une grande justesse : chez elle, le terme équivalent à nationalité, narodnost, dérive directement de narod, peuple ; l’étymologie indique clairement la liaison des idées. Comparez l’allemand Volksthwn.
  2. Voir ses lettres de 1861-1862 dans la Revue du 15 octobre 1880.