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Il y a là quelque chose qui fait honneur au caractère polonais, qui montre que, pour cette noblesse tant éprouvée, les dures leçons de l’expérience sont loin d’avoir été perdues ; quelque chose aussi, il faut le reconnaître, qui montre que, somme toute, la conduite du gouvernement russe à son égard n’a pas été aussi noire et aussi inique qu’elle le pouvait sembler au premier moment.

De par les ukases de 1864, que nous ne pouvons analyser en détail, le paysan polonais recevait en propriété toutes les terres dont il avait la jouissance depuis 1846, époque où l’empereur Nicolas avait défendu de diminuer l’étendue des champs attribués par l’usage aux familles de paysans. A cet égard, le villageois polonais a d’ordinaire été plus favorisé que le moujik russe, qui très souvent a moins de terre en propriété qu’il n’en avait en jouissance au temps du servage. Pour acquérir la propriété, le tenancier n’avait, en Pologne, qu’à faire valoir le fait de l’usufruit ; or le paysan mazovien n’étant pas plus scrupuleux que son frère de Russie, dont nous avons vu Tcherkasski lui-même déplorer le peu de conscience[1], on comprend tout le parti que pouvaient tirer d’un tel principe des paysans avides, vis-à-vis de juges naturellement inclinés à accueillir toutes leurs revendications[2].

Le paysan polonais a été favorisé d’une autre manière ; l’indemnité de rachat qu’il avait à payer était moindre qu’en Russie, et au lieu de retomber uniquement sur le paysan comme dans l’empire, où l’ancien serf en est aujourd’hui encore souvent accablé, cette indemnité était payée aux propriétaires par les finances du royaume ; le paysan n’y participait que comme contribuable. En revanche, la compensation attribuée au propriétaire était proportionnellement moindre qu’en Russie et inférieure à la valeur vénale du sol ; de plus, cette compensation, de même qu’en Russie, n’était pas soldée en numéraire, mais en titres spéciaux, en lettres d’indemnité qui au moment de leur émission perdaient près de 50 pour 100 et

  1. Lettre du 7 mai 1861. Voyez la Revue du 18 octobre 1880.
  2. D’après les renseignemens que j’ai pu recueillir personnellement en Pologne, en janvier 1873, juin 1874 et juillet 1880, l’allocation des paysans aurait varié de 30 à 6 morg (morgen ou journaux) par Camille, selon les régions et les localités. La moyenne aurait été d’environ 18 morg. Le morg polonais vaut une 1/2 désiatine russe, soit un peu plus d’un demi-hectare. Chaque famille aurait ainsi reçu en moyenne un peu moins d’une dizaine d’hectares, ce qui est beaucoup pour un pays où la densité de la population atteignait déjà cinquante habitans au kilomètre carré. Si de pareilles allocations ont été possibles, sans enlever aux propriétaires plus du quart ou du tiers de leurs domaines, c’est qu’une partie des habitans des campagnes était exclue par l’usage de la possession du sol, c’est surtout que la Pologne compte une nombreuse population urbaine et une nombreuse population juive, également exclues de toute répartition territoriale. Comme en Russie, du reste, les lots des paysans sont déjà notablement restreints par le rapide accroissement de la population.