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qu’autrefois. Dans l’intimité, il se départ de sa réserve et de sa mélancolie. J’ai été à même de mieux, juger de son esprit, et tout ce que j’en ai vu est honnête et droit, il a été surpris par l’ouragan, il s’est trompé de route dans le brouillard, mais je me demande si, dans une situation aussi périlleuse, aucun homme aurait pu mieux faire.


Mais de Mme Necker elle-même il n’est plus jamais question dans les lettres de Gibbon, et la ténacité de ces illusions que les femmes sont sujettes à conserver sur les hommes qui les ont aimées (leur eussent-ils été infidèles), put seule lui dissimuler que ce n’était pas là l’ami dont son cœur avait besoin. Sauf les quelques visites de Gibbon, la vie qu’on menait à Coppet était singulièrement solitaire. Le flot des émigrans, chaque jour plus nombreux, passait cependant bien près d’eux. Les uns traversaient Genève, pour de là gagner Turin et la petite cour du comte d’Artois ; les autres s’établissaient à Lausanne ou sur la côte du pays de Vaud, pour y attendre la fin de ce qu’ils appelaient la giboulée. Là, tout entiers à leurs espérances, à leurs chimères, à leurs ressentimens, ils menaient cette vie d’héroïsme et de frivolité dont le récit excite à la fois l’impatience et l’admiration. Mais ils avaient frappé Coppet d’interdit, et celui d’entre eux qui aurait rendu visite à l’ancien ministre de Louis XVI aurait été considéré comme un traître à son roi et à sa cause. « Il n’y a pas un Français, écrivait Gibbon à lord Sheffield, qui voudrait mettre le pied chez M. Necker. » Leur solitude demeura donc absolue jusqu’au moment où Mme de Staël, chassée de France par les événemens, vient définitivement s’établir auprès d’eux.

Mme de Staël avait fait à ses parens une première visite, peu de temps après leur arrivée, au mois d’octobre 1790. Elle ne se plut guère à Coppet, mais dans sa pensée le séjour qu’y faisaient ses parens ne devait être que momentané ; elle se berçait encore d’illusions que l’avenir ne devait pas tarder à démentir, et caressait l’espoir de ramener bientôt son père à Paris. Aussi écrivait-elle à son mari en lui dépeignant la vie qu’ils menaient à Coppet :


Nous possédons dans ce château l’aimable Formier[1] et M. Gibbon, l’auteur de l’Histoire du bas-empire, l’ancien amoureux de ma mère, celui qui vouloit l’épouser. Quand je le vois, je me demande si je serois née de son union avec ma mère ; je me réponds que non et qu’il suffisait de mon père seul pour que je vinsse au monde. Mon Dieu ! que j’ai

  1. Il est assez souvent question de ce Formier dans les journaux intimes de Mme Necker, et des conseils qu’il lui donnait. J’incline à croire, sans en être sûr, que c’était un ministre protestant qui était quelque peu le directeur de conscience de Mme Necker.