Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/863

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et rien ne fait sourire comme ces vains efforts de l’homme pour lutter contre le temps et l’oubli. Faut-il croire qu’à une époque où l’on vit si vite, cette lutte même ait été reconnue comme impossible, et que chacun de nous préfère concentrer en lui-même l’intérêt de sa vie au lieu de s’attarder à d’inutiles regrets ?

Il y avait cependant bien près de Coppet quelqu’un avec qui Mme Necker pouvait s’entretenir encore du passé, d’un passé auquel le temps avait enlevé toute l’amertume du ressentiment et laissé toute la douceur du souvenir : c’était Gibbon. Depuis longtemps Lausanne était devenue pour Gibbon comme une seconde patrie. C’était là qu’après une incursion heureusement courte dans la politique, il était venu chercher le loisir et le calme nécessaires à ses longs travaux ; là il avait immortalisé son nom en écrivant cette triste et éloquente histoire de la décadence d’un peuple qui n’a pas su trouver dans le respect de ses grands souvenirs un remède à ses divisions intérieures ; là il venait encore chercher un repos studieux à l’ombre de ce même berceau d’acacias, sous lequel, sa grande œuvre achevée, il s’était promené avec mélancolie, comme quelqu’un qui vient de se séparer d’un ami. Aussi Mme Necker, qui déjà l’avait retrouvé en Suisse quelques années auparavant, avait-elle hâte de lui adresser un nouvel et amical appel. Gibbon se rendit à cet appel avec un empressement qui put tromper Mme Necker, et il vint, au mois d’octobre 1790, passer quelques jours à Coppet. Mais elle aurait été singulièrement déçue et froissée si elle avait pu savoir en quels termes Gibbon rendait compte de sa visite à son ami lord Sheffield :


J’ai passé quatre jours au château de Coppet avec Necker. J’aurois voulu pouvoir mettre son exemple sous les yeux de tout jeune homme travaillé par le démon de l’ambition. Ayant à sa disposition tout ce qui peut assurer le bonheur privé, il est le plus malheureux des êtres vivans. Le passé, le présent, l’avenir lui sont également odieux. Lorsque je lui suggérais quelques distractions domestiques, lire, bâtir, il me répondoit sur le ton du désespoir : « Dans l’état ou je suis, je ne puis sentir que le coup de vent qui m’a abattu. » Mme Necker a extérieurement meilleure attitude, mais le diable n’y perd rien.


Ami aussi peu sensible qu’il avait été amant peu fidèle, c’était là tout ce que Gibbon trouvait à dire sur le compte d’amis qui lui avaient fait accueil au temps de leur prospérité. Cependant il renouvelait assez fréquemment ces visites, et un commerce plus intime devait l’amener à rendre meilleure justice à M. Necker :


Je me suis formé de M. Necker une opinion beaucoup plus favorable