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Si cette lettre un peu officielle ne paraissait pas un assez sûr garant de la sincérité de M. Necker, le ton familier et plein d’abandon de celle qu’il adressait le lendemain à son frère suffirait à convaincre les plus incrédules :


Basle, 24 juillet 1789.

Je ne scais pas où tu es, mon cher ami, n’ayant aucune nouvelle de fraiche datte. Je suis arrivé icy lundy dernier 20 de ce mois, et chaque jour j’ai eu dans l’idée que je te verrois arriver parce que tu aurois pris cette route en apprenant que j’irois en Suisse de Bruxelles par l’Allemagne. J’avois devancé Mme Necker ayant pour compagnon M. de Staël ; nous avons traversé l’Allemagne sans accident sous des noms empruntés. Hier j’ai vu arriver Mme Necker et ma fille, qui ont supporté la fatigue du voyage mieux que je ne l’espérois ; elles ont été précédées de quelques heures par M. de Saint-Léon qui m’avoit cherché à Bruxelles et qui avoit ensuite suivi ma route ; il m’a apporté une lettre du roy et des états-généraux pour m’inviter et me presser de retourner à Versailles y reprendre ma place. Ces instances m’ont rendu malheureux ; je touchois au port et je m’en faisois un plaisir. Mais ce port n’eut pas été tranquille et serein si j’avois pu me reprocher d’avoir manqué de courage et si l’on avoit pu dire et penser que tel ou tel malheur je l’aurois prévenu. Je retourne donc en France, mais en victime de l’estime dont on m’honore. Mme Necker partage ce sentiment avec plus de force encore, et notre changement de plans est un acte de résignation pour tous deux : Ah ! Coppet, Coppet ! j’aurai peut-être bientost de justes motifs de te regretter ! mais il faut se soumettre aux lois de la nécessité et aux enchaînemens d’une destinée incompréhensible. Tout est en mouvement en France, il vient d’y avoir encore une scène de désordre et de sédition ouverte à Strasbourg. Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre. Adieu, mon cher ami.


« Si M. Necker avait continué sa route vers la Suisse, dit l’auteur des Souvenirs d’un officier des gardes-françaises, si passionnément hostile à M. Necker, il n’aurait dépendu que de lui de passer pour un grand homme qui aurait pu empêcher la révolution. » Ne faut-il donc pas lui savoir quelque gré du sentiment qui le faisait sans aucune illusion « rentrer dans le gouffre ? » Pour un homme aussi infatué de sa popularité qu’on l’a prétendu, il eût été bien excusable de concevoir un peu d’exaltation au moment où tout un peuple, soulevé d’abord par la nouvelle de son renvoi, allumait ensuite des feux de joie à celle de son retour. Jamais M. Necker ne reçut d’aussi incroyables témoignages de l’enthousiasme public que sur sa route de Bâle à Paris, et après sa rentrée au ministère. Il y a dans les archives de Coppet deux énormes liasses qui sont