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avancer d’un siècle l’étude comparée des religions. Encore les gens compétens assurent-ils qu’il faudra chercher la moelle du lion dans la publication posthume des manuscrits du savant. On a dit que Mariette, après avoir défendu longtemps la croyance au Dieu unique chez les Égyptiens, telle qu’elle est attestée par Jamblique, était revenu dans ses derniers travaux à la théorie du panthéisme. Posée en ces termes, l’assertion ne me semble pas exacte. J’ai sous les yeux une lettre qu’il m’écrivait à la fin de 1876 : je ne me crois pas le droit de la publier, mais j’y retrouve l’affirmation énergique des idées exposées dans le Mémoire sur la mère d’Apis et en particulier du dogme égyptien de l’incarnation. À cette époque, le savant a mainte fois plaidé devant nous la thèse du monothéisme sous l’ancien empire. Ce qu’il est vrai de dire, c’est que Mariette variait sur ces questions suivant le dernier document qu’il venait d’étudier. Le défaut de son esprit, — la mort même n’autorise pas un éloge sans réserves, — c’était un certain manque de décision intellectuelle, une tendance à flotter entre les solutions par exagération dut sens critique ; il développait parfois une argumentation vigoureuse en faveur d’une idée, puis, se faisant une objection à lui-même, il se reprenait en disant que, dans l’état de la science, on ! ne devait encore rien affirmer. Il reconnaissait d’ailleurs de très bonne foi son impuissance à établir une doctrine et regrettait alors, avec une candeur touchante, la perte de M. de Rongé, dont l’esprit si net et si sûr était plus habile à conclure. Manette ne parlait jamais qu’avec un profond respect de cet homme éminent ; il gardait le même attachement à la mémoire de l’illustre Letronne et de ses autres, maîtres ; il est vrai qu’ils étaient morts, et je ne jurerais que des confrères vivans eussent rencontré la même aménité de jugement ; mais il ne faut pas demander l’impossible aux savans, race plus irritable : encore que les poètes.

Le nom de M. de Rougé me rappelle le violent combat qui s’éleva dans l’âme de Mariette en apprenant la mort du regretté professeur. Tous les bâtons de maréchaux de l’égyptologie se trouvaient libres, la chaire au Collège de France, la direction de la section du Louvre, le siège à l’Institut : nul ne pouvait les disputer au conservateur de Boulaq. Précisément, le bey venait de traverser une période de mécomptes et de froissemens ; je le trouvai se promenant à grands pas dans son jardin et répétant d’un ton joyeux : « Enfin, je vais partir, je vais les quitter : voilà ma place marquée en France ; c’est une affaire finie. » Nous l’écoutions en souriant et nous lui disions à l’envi : — Non, maître, vous ne partirez pas, vous ne les quitterez pas, vos enfans de Boulaq, vous le savez bien ; la France est ici pour vous, puisque vous seul pouvez la maintenir